Nous l’avons associée spontanément à un monde d’émotions perçues comme négatives et issues de la théorie antique des humeurs : la bile, liquide sécrété par le foie et marqué par une amertume prononcée, est représentée par le grec khôle et la racine indoeuropéenne fel.
Ainsi, les mots mélancolie, colère et fiel renvoient à autant de liquides amers qui coulent dans nos vaisseaux, nos conduits, nos canaux au point de nous submerger complètement. Quand on parle cuisine et papilles, on ne pense pas forcément à la saveur de nos émotions et pourtant la langue française suscite spontanément cette corrélation avec la très littérale amertume qui passe de la bouche au cœur. On dit encore parfois en quelques lieux d’une personne qu’elle est « amère comme du chicotin ». Que dire de ce mot ? Qu’il désigne la rancœur, la douleur et le chagrin… Et c’est sans doute la saveur primaire qui est la plus directement liée à un univers symbolique et émotionnel et ce, dès les premiers emplois du mot au XIIe siècle.
Heureusement, on sait combattre le mal par le mal et la gentiane, la suze, le campari – avec modération, cela va sans dire – sauront nous consoler de nos chagrins.
Et, constat d’échec, ce n’est pas du français que nous viennent nos mots les plus laudatifs qui entourent cette saveur. On retrouve parfois en français, le mot germanique bitter – si vous parlez anglais ou allemand, notamment – mot qui nous fait rêver à un univers de liqueurs et de bière et qui a littéralement du mordant puisque sa racine a aussi donné le verbe to bite « mordre ».
Mais notre grande gagnante sur le sujet de l’amertume, c’est la langue italienne, pourtant pas si lointaine de la nôtre par ses racines également latines. Elle sait rendre hommage à l’amer et faire rimer amaro et amore : amer et amour.
Je me permets de suggérer qu’amaro c’est aussi pour la douceur du r, roulé à l’italienne… Ou bien encore parce que l’amer en Italie c’est aussi la Mamma à qui l’on doit beaucoup en cuisine ;) En tout cas, c’est un univers de plaisir qui entoure ce goût que l’on croise là-bas un peu partout et dès les premières lueurs du jour avec le café serré – le fameux ristretto – le foisonnement de salades qui attrapent la langue : de la roquette (qu’on connaît bien) à la puntarella (qu’on connaît moins). Et cela se traduit par un foisonnement de dérivés aux tonalités souvent affectueuses (parfois plus sombres) du mot amaro : amarotico « plutôt amer », amarógnolo « légèrement amer », inamarire « devenir amer », amarissimo « très amer », amaramente, amarezza, amarume, amaricare amarino, amarone, amareggiare et bien sûr amaretto nom d’une liqueur et d’un biscuit que nous retrouvons dans nos dicos franco-français ! 50 nuances d’amertume : parce que quand on aime, on ne compte pas !
Alors, pour être honnête, on a bien tenté en français ancien l’emploi du verbe amertumer pour « rendre amer » mais ça n’a pas duré… On s’est contenté de quelques dérivés péjoratifs et de mots savants aux racines obscures : saviez-vous que le mot picrate qui est un terme de chimie employé pour désigner un explosif et dont on se sert encore de nos jours pour parler d’un pinard qui arrache la tronche – bien ce mot vient de l’élément picro- « amer », issu du grec pikros « perçant ».
Pour le côté positif, on a fait confiance à l’Italie qui nous a transmis le marasquin liqueur de marasca nom italien donné à une « cerise aigre » et la merise – mot valise qui relie amer et cerise – qui est donc cette petite cerise sauvage nommée amarella ou amarena.
Si je vous parle d’alcools, de liqueurs, de fruits à liqueurs, ce n’est pas parce que je suis portée sur la bouteille mais c’est qu’il faut bien se rendre à l’évidence que ce que nous retenons de positif en français à ce sujet : c’est l’amer à boire !
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