À l'occasion de la nouvelle traduction de son roman "Continent à la dérive", sortie une première fois en 1985, le célèbre auteur américain était venu partager son regard, précieux et critique sur la situation des États-Unis un mois avant les présidentielles opposant Hillary Clinton à Donald Trump.
- Russell Banks Écrivain américain
À la veille de l'élection présidentielle américaine, le deuxième débat avait violemment opposé Hillary Clinton et Donald Trump, et l'on ne savait pas le lendemain s’il fallait le considérer comme un scénario de mauvais film, une émission de téléréalité, ou comme une manifestation pure ou déréglée de démocratie. On se demandait à l'époque s'il ne fallait pas y voir une forme achevée de la politique moderne en ce qu'elle consacrait, de façon plus ou moins inquiétante, l'avènement d'une société politique américaine entièrement basée sur le divertissement.
À moins d'un mois d'une élection présidentielle, l'écrivain américain Russell Banks était de passage à Paris pour la nouvelle traduction chez Actes Sud de son roman "Continent à la dérive" publié une première fois 30 ans auparavant en 1985, mais encore plus que jamais d'actualité en 2016 au regard des enjeux internationaux et ceux qui habitent la réalité présente des États-Unis d'Amérique. L'auteur signait le livre d'un double exil, d'un double déplacement, celui d'un Américain qui rejoint la Floride, et celui d'une Haïtienne qui gagnait elle aussi depuis son pays, le même État de Floride.
Un écrivain visionnaire sur l'évolution politique américaine
Un livre deux fois d'actualité. Une première fois quand il sortait en 1985, puisqu'il révèle des mouvements de population qui passaient encore largement en dessous du radar et aujourd'hui d'actualité puisqu'il nous permet de relire la question des réfugiés, la question des migrations devenue une des principales questions de notre géopolitique.
C'est un ouvrage par lequel on constate combien il était déjà dans les années 1985 un visionnaire, sinon un des premiers à s'interroger au sujet de l'accroissement des mouvements migratoires, considérés comme invisibles, en même temps que le constat de la disparition de la classe moyenne toute aussi désespérée, des gens de la classe ouvrière de plus en plus endettée, désillusionnée au sujet du rêve américain. Lui-même racontait, au micro de Nicolas Demorand que "Ce que nous voyons aujourd'hui, en 2016, comme la réalité qui nous entoure, pas seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe, à savoir les mouvements de population qui s'accroissent, des migrants qui sortent de l'Afrique, du Moyen-Orient, du Sud-Est asiatique formalisent une crise de dimension énorme qui était à peine visible au début des années 1980, mais qui existait déjà bel et bien. Mais je n'avais pas anticipé dans ces années-là que j'allais écrire un livre qui serait de plus en plus d'actualité 20-40 ans plus tard. S'il peut être très intéressant de le relire aujourd'hui d'un certain point de vue, c'est aussi très déprimant d'un autre point de vue car la situation ne s'est pas arrangée".
De Ronald Reagan à Donald Trump : l'avènement de la société du divertissement ?
On remonte les années. En 1985, Ronald Reagan était alors président et on a parfois cherché à esquisser une comparaison entre cet acteur de Hollywood devenu président et cet acteur de téléréalité qui aspirait à le devenir en 2016, Donald Trump. Faut-il y voir une continuité, la consécration d'un phénomène historique inéluctable qui a commencé à se mettre en place à l'époque de l'Amérique de Reagan ?
Selon l'auteur, c'est certain, il y a un parallèle à faire entre Trump et Reagan : "Les deux sont arrivés à la politique par l'industrie du divertissement, mais Reagan était un bien meilleur acteur que Donald Trump. Lui, il a dû attendre la téléréalité pour avoir une carrière, mais leurs slogans respectifs désignaient un rêve, un fantasme. "C'était le matin de l'Amérique" chez Reagan où tout était forcément doré, beau. Quand chez Trump, il fallait "rendre de nouveau l'Amérique grande".
Quand l'Amérique de Reagan enfantait celle de Trump : la démocratie américaine en crise ?
C'était une Amérique dont le contexte n'était pourtant pas aussi difficile et complexe qu'il l'est aujourd'hui, rappelle l'auteur américain. Les contrastes économiques entre pauvres et riches n'étaient pas aussi importants qu'ils ne le sont devenus aujourd'hui : "Mais le début, les bases du monde dans lequel nous autres Américains vivons aujourd'hui ont été posées à cette époque-là, avec la polarisation des races dans notre vie politique et l'économie puisque le fossé économique s'est ouvert très rapidement, alors envahie par les industries financières, le consumérisme et les ventes de titres. En un mot, Wall Street. Tout cela était en route. La dérégulation de notre économie était déjà en route et Reagan a accéléré tous ces processus".
L'écrivain atteste qu'il y a eu l'accomplissement d'un mariage incandescent entre ce qu'on appelle l'Entertainment et la politique aux États-Unis. Ronald Reagan a enfanté Donald Trump ou du moins ce dernier est-il devenu une forme achevée de cette nouvelle culture politique basée sur le spectacle, née dans les années 1980 avec le début de l'industrie du divertissement, ce qui n'est pas sans menacer, selon le spécialiste, le modèle éducatif inculqué aux futures générations : "Si les Républicains pouvaient faire sortir Michael Jackson de la tombe, il aurait la majorité des voix parce que c'est ce transfert de pensée et notre idolâtrie de la célébrité qui guide nos convictions. Il y a très peu de résistance à cela. Notre système éducatif s'en écroule. C'est vraiment un moment très dur et très dangereux pour les États-Unis. Ça désigne aussi la mainmise des informations par l'économie de la consommation. On a pensé qu'Internet existait pour que l'information soit disponible et que la pub rendait cela possible. Mais on apprend peu à peu qu'Internet existe pour que la publicité soit possible. C'est la mainmise de nos consciences du haut en bas de l'échelle, par la numérisation de l'information qui nous transforme en des consommateurs incessants."
La puissance critique du roman américain face aux réalités du pays
L'écrivain en profitait pour confier le miracle que pouvait représenter la littérature en matière de compréhension, d'analyse, de retranscription d'une actualité qui ne cesse de nous échapper et qu'il est possible selon lui de mieux interroger grâce à la littérature d'anticipation. Pour lui, le roman américain demeure une arme puissante dans un monde où la célébrité est reine et où le grand n'importe quoi règne en politique : "C'est très tentant de se retirer avec les jours qui me restent à vivre, mais je pense que la meilleure des choses que je peux faire pour le temps qu'il me reste, c'est de continuer à écrire mes romans, d'en faire des films et de faire ce que je fais de mieux, encourager les jeunes à prendre la place que j'ai moi-même tenue quand j'étais jeune dans les années 60-70. C'est là où est l'avenir de la démocratie américaine. Je crois que le roman américain réussit à rendre les choses réelles tant qu'il reste inclusif. Toutes les fictions culturelles font toutes partie du même ensemble. C'est une arme puissante que de réunir des gens, que de se comprendre et d'avoir de la solidarité et de la compassion les uns pour les autres".
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