

Juge des enfants au Tribunal de Bobigny, Édouard Durand copréside la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Très attaché à la protection de l'enfance, il explique que c'est lorsqu'il a réalisé l'ampleur des violences conjugales qu'il est "entré" dans sa fonction de juge.
- Édouard Durand magistrat, membre du conseil scientifique de l’Observatoire national de l’enfance en danger et ancien membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Édouard Durand est juge des enfants au Tribunal de Bobigny. Depuis janvier 2021, il copréside la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Il est également membre du Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes dont il copréside la commission "Violences de genre". Pour lui, la protection de l'enfance est une véritable « passion » : c'est à la fois « [sa] joie et [sa] souffrance ».
J'espère que l'on dira que cela m'a fait grandir, comme homme.
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Protéger et punir ?
Édouard Durand a choisi comme « Journée particulière » un jour du mois de février 2005. Ce jour-là, alors qu'il était dans sa première année d'exercice de juge au Tribunal de Draguignan, il s'est produit quelque chose de très inattendu au cours de l'audience du jugement d'un adolescent violent. C’était un adolescent impulsif et sans contrôle, incapable de faire une phrase et d’exprimer une émotion. Il avait volé un sac accroché à une poussette et, ce faisant, avait projeté le bébé en l’air. Le jeune juge des enfants avait alors décidé d'envoyer cet adolescent en prison. Quelques mois plus tard, au cours de l’audience de jugement, c'est une autre personne qui se trouve face à Édouard Durand : le jeune homme est contenu, peut parler, partager ses sentiments. Il voyait une psychologue en prison. Il a demandé à son juge l'autorisation de lire une lettre qu'il lui avait écrite. À l'intérieur, l'adolescent remerciait Édouard Durand de l'avoir envoyé en prison.
Ce que cela m'a appris, c'est que pour que ce jeune [...] puisse être libre et se mettre à penser et à parler, il fallait que son corps et ses pulsions soient contenus. Et c'est parce qu'il n'était plus accaparé, envahi, par ces pulsions violentes, qu'il pouvait être en relation avec les autres.
Ce jour de février 2005, Édouard Durand a compris que, pour être un bon juge, il faut parfois prendre des décisions qui font souffrir.
Protéger la mère, c'est protéger l'enfant
Édouard Durand reconnaît qu'il peut se produire, dans son bureau, des événements violents, que des décisions violentes peuvent y être prises. Violentes pour les parents et violentes pour les enfants. La notion de violence est ici cruciale et, à ses débuts, Édouard Durand ne s'attendait pas à découvrir tant de violence au sein des familles, notamment tant de violence conjugale. Il a dû réfléchir à ce fait et prendre conscience de l’emprise et de la sidération des femmes.
C'est en prenant conscience de l'ampleur et de la gravité des violences conjugales que je suis devenu juge, alors que j'étais déjà juge des enfants. C'est ce qui m'a fait entrer dans ma fonction : comprendre ce que produit dans l'être humain le fait de subir de la violence, comprendre ce que c'est que de vivre dans une maison qui n'est pas le lieu de la sécurité, mais le lieu de la peur et du danger.
Selon Édouard Durand, la violence rejaillit sur chacun·e des membres de la famille. Les enfants sont les co-victimes des violences conjugales, qui créent chez eux des traumatismes lourds de conséquences. Ainsi, Édouard Durand n'a de cesse de répéter qu’un mari ou un compagnon violent ne peut pas être un bon père ; il faut éloigner l’individu violent. Pourtant, il faut reconnaître qu'il peut y avoir au sein de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) un "dogme" du lien familial. On entend trop souvent la phrase : "Ce n’est pas parce qu’on est un mauvais mari qu’on est un mauvais père" et l'on pense encore trop souvent que le lien du sang prime sur l’intérêt de l’enfant.
Une étude menée par la pédopsychiatre Miri Keren a pourtant mis en évidence que l'impact traumatique de l'exposition de l'enfant aux violences conjugales est de l'ordre de l'impact traumatique de l'exposition de l'enfant à une scène de guerre ou de terrorisme.
C'est-à-dire un fait générant une terreur extrême, la confrontation à la mort.
"Collectivement responsables"
Depuis plusieurs mois, avec le livre de Vanessa Springora, Le Consentement et celui de Camille Kouchner, La Familia grande, les scandales liés à la pédophilie au sein de l’Église ou encore la création du hashtag #MeTooInceste, on assiste à une libération de la parole sur les violences sexuelles et sur l’inceste qui, selon Édouard Durand, crée de façon inédite une connexion avec la conscience collective. La parole des victimes d'inceste ou de pédophilie existait en effet depuis des décennies, mais la société, autant que les individus qui la composent, mettait des œillères et se bouchait les oreilles.
On a longtemps laissé sous silence cette parole. Elle existait, on ne l'entendait pas. Aujourd'hui, non seulement on l'écoute, mais nous nous sentons collectivement responsables de la protection des enfants et de la lutte contre l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants.
Il y a une attente très puissante de la société pour que les enfants puissent vivre dans une maison où ils sont en sécurité, qu'ils puissent côtoyer des adultes qui les protègent et les aident à grandir. Nous devons collectivement en être les garants.
Ordre social et impunité
À l'instar de l'anthropologue Dorothée Dussy, Édouard Durand considère que l'inceste structure l'ordre social. Il existe en effet ce que l'on appelle la "stratégie de l'agresseur", telle qu'elle a été théorisée par le Collectif féministe contre le viol (CFCV), qui contamine l'enfant victime de viol, mais aussi son groupe social, sa famille, son entourage et la société toute entière. Les chiffres, à ce titre, sont effarants : 5 à 10 % des Français·es ont été victimes de violences sexuelles pendant l’enfance, un homme sur huit et une femme sur cinq le déclarent.
Pourtant, en 2020, ce sont toujours 70 % des plaintes pour agressions sexuelles qui sont classées sans suite.
On peut dire face à ce chiffre que nous pouvons croire l'enfant qui révèle des violences. Le risque que je cours comme juge des enfants n'est pas d'inventer des violences et des victimes, c'est de laisser passer des enfants sous mes yeux sans les protéger. C'est celui-ci que ne peut plus prendre la société et nous devons nous donner les moyens de mieux protéger les enfants.
Pour aller plus loin
- L'ouvrage collectif Violences sexuelles - En finir avec l'impunité, dirigé par Ernestine Ronai et Édouard Durand, a paru aux éditions Dunod.
- Bouche cousue – un documentaire réalisé par Karine Dusfour, produit par Mélissa Theuriau ©416PROD – 2020
- (Ré)écouter le podcast Ou peut-être une nuit de Charlotte Pudlowski, réalisé par Anna Buy, pour louie media
La programmation musicale du jour
- Leonard Cohen, "Show Me The Place", 2012
- Gabriel Fauré (compositeur), "Requiem", op. 48 (1888), Partie IV - "Pie Jesu", par Philippe Jaroussky (contre-ténor), avec le Chœur de l'Orchestre de Paris et l'Orchestre de Paris, dirigé par Paavo Järvi, 2011
- Vagabon (feat. Courtney Barnett), "Reason To Believe", 2021 - [ Dans la playlist de France Inter]
- Et un extrait de : Mariah Carey, "We Belong Together", 2005
Le générique de l'émission
Isabelle Pierre, "Le temps est bon" (1971), remixé par Degiheugi, 2012
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