Iegor Gran et Andreï Siniavski : le pouvoir magique de la littérature

Les romans de l'écrivain né en Russie Iegor Gran sont publiés chez P.O.L
Les romans de l'écrivain né en Russie Iegor Gran sont publiés chez P.O.L - John Foley / P.O.L
Les romans de l'écrivain né en Russie Iegor Gran sont publiés chez P.O.L - John Foley / P.O.L
Les romans de l'écrivain né en Russie Iegor Gran sont publiés chez P.O.L - John Foley / P.O.L
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L'écrivain Iegor Gran est né à Moscou. Son père, Andreï Siniavski, était lui-même un homme de lettres russe, dissident et survivant du goulag. À sa libération en 1971, ce père absent pendant l'enfance a transmis à son fils le goût de la littérature.

Avec

Iegor Gran, écrivain français né en URSS dans une famille de dissident·es, s’amuse à déconstruire les discours militants et de propagande. Dans son dernier roman, Le Journal d'Alix (P.O.L, 2022), il s'attaque notamment, avec son humour féroce, à la lutte contre la domination masculine et au véganisme. Iegor Gran avait d'ailleurs reçu, en 2003, le Grand Prix de l’Humour noir pour son livre O.N.G !.

Le retour du père prodigue

Iegor Gran a choisi comme "Journée particulière" le 9 juin 1971. Il est un enfant de 6 ans et demi et il revoit son père pour la première fois après presque 6 années d'absence. Autant dire que les souvenirs qu'il a de lui sont assez flous. Ce père s'appelle Andreï Siniavski et il revient du goulag où il a été envoyé pour avoir fait passer des manuscrits de fiction en Occident, qu'il écrit sous pseudonyme. Ce jour de juin 1971, alors que Iegor est chez sa grand-mère, sa mère lui dit de rentrer à la maison car elle a une surprise pour lui.

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Je rentre dans la pièce et je vois cet étranger assez effrayant et sympathique en même temps. C'est un vieillard qui n'a pratiquement plus de dents, qui a une scoliose atroce.

Le jeune Iegor montre ses jouets à "cet étranger", mais décide surtout de partager avec lui ce qui l'anime le plus : les petites fictions qu'il invente. Son père s'enthousiasme alors pour la façon qu'a cet enfant de raconter des histoires et décide de l'initier à la littérature, en lui faisant découvrir des œuvres importantes : Robinson Crusoé, Le Livre de la jungle et même Les Aventures de Winnie l'ourson.

Je découvre un monde incroyablement riche, auquel j'ai envie d'appartenir immédiatement.

Alors Andreï Siniavski commence à aider son fils à se plonger en immersion totale dans la littérature. C'est le début d'une grande aventure littéraire entre Iegor et son père retrouvé : l'initiation d'un enfant passionné d'histoires, auquel manquait jusque-là la possibilité d'accéder à des textes extraordinaires, accompagné par un "formateur" qui, lui-même, ne rêve que de livres.

Je tombe raide dingue de mon père, de la littérature et, à partir de là, ma vie devient merveilleuse.

La traque du KGB

Proches de Boris Pasternak, l'auteur du Docteur Jivago, qui était considéré par les autorités soviétiques comme un "agent de l'Occident capitaliste, anti-communiste et anti-patriotique", les parents de Iegor Gran avaient été dans le viseur du KGB pendant plusieurs années avant d'être identifiés, et que son père ne soit envoyé en camp. Dans son roman Les Services compétents (P.O.L, 2020), Iegor Gran raconte comment, pendant plusieurs années, son père, Andreï Siniavski, et sa mère, Maria Vasilievna Rozanova, se sont donc amusé·es à mener en bateau le KGB. Il et elle n’ont pas vécu ces années comme un drame mais comme une aventure et ne se sont jamais considéré·es comme des victimes.

Mes parents vivaient dans le stress, bien sûr, de l'arrestation à venir, un stress très conséquent, mais ils prenaient toute cette histoire avec philosophie ; c'étaient des aventuriers !

Chaque année, le 31 décembre, le couple, qui n'avait pas encore donné naissance au petit Iegor, allait jusqu'à fêter le fait de ne pas encore avoir été arrêté. Mais les futurs parents savaient que ce jour arriverait. Maria avait même offert à Andreï un recueil de chansons et coutumes des prisonniers russes pour qu’il puisse se préparer à ce qu'il attendait. Entre février 1959, moment de la première publication en France d'un texte d'Andreï Siniavski, sous le pseudonyme d'Abram Tertz, et 1965, année de son arrestation, il s'écoulera donc six ans avant que les "Services compétents" ne mettent la main sur lui.

Le KGB passait son temps à les chercher avec pugnacité. Petit à petit, ils ont accumulé suffisamment d'indices pour arriver à serrer mon père.

L'enfant collectionneur

C'est deux ans après cette "Journée particulière" que les parents de Iegor Gran décident de quitter l’URSS. Iegor est prévenu le dernier jour de l’année scolaire, pour qu’il ne puisse parler à ses camarades de classe. L’arrivée à Paris a été difficile pour le futur écrivain. Il ne parle pas le français, dont l'apprentissage est pour lui un calvaire. En classe, on se moque du maigrichon binoclard qui s'exprime si mal.

Il faut dire que le jeune Iegor est un enfant singulier. À l'époque, il s'adonne à une collection, commencée par son grand-père. Une collection de vignettes et de cartes postales d'URSS, une collection de supports de propagande.

Je collectionnais et je collectionne toujours les cartes postales et les timbres de propagande. L'URSS a été une machine à fabriquer de la propagande extraordinaire. Peut-être la meilleure, la plus grande, la plus sophistiquée. Aujourd'hui, la fabrique de fake news la plus vicieuse de l'univers se trouve à Moscou. J'ai toujours été fasciné par ces slogans un peu surréalistes, souvent grotesques.

Déjà enfant, il se plaît à déconstruire les slogans, à chercher les plus absurdes. Aujourd'hui adulte et écrivain, la propagande est d'ailleurs l'objet de l'un de ses livres, écrit avec la collaboration de François-Xavier Nérard : Rêve plus vite, camarade ! - L’Industrie du slogan en URSS de 1918 à 1935 (Les Échappés, 2017). Iegor Gran, dans la société contemporaine, continue à être rétif à toute idéologie et à tout ce qui y ressemble, parce qu'il sait depuis qu'il est enfant ce qu’est le "totalitarisme ordinaire". C’est ce qu'il traque et qu'il tourne en dérision dans ses romans, en s'attaquant tour à tour aux bons sentiments, au milieu littéraire et, plus récemment, dans Le Journal d'Alix, au véganisme et au féminisme.

Je trouve que chacun de ces discours arrive quelque part à la limite du grotesque, même si c'est pour une bonne cause. [...] J'écris en me servant de ces clichés et en les poussant à leur limite absurde.

On ne plaisante pas avec Poutine

Il y a toutefois, en mars 2022, un sujet avec lequel Iegor Gran n'a pas le cœur à rire, c'est celui de Vladimir Poutine. Et tenter de déconstruire son "discours" ne l'intéresse pas car l'écrivain considère que le chef d'État russe n'a pas de discours, mais ne produit que de la désinformation. Iegor Gran est ainsi assez agacé de voir Emmanuel Macron appeler Vladimir Poutine au téléphone régulièrement pour essayer de négocier avec lui.

Ce qu'il reçoit en retour, ce n'est pas une négociation de bonne foi : c'est de la manipulation. Et je ne suis pas sûr qu'il en soit conscient.

L'écrivain trouve par ailleurs que l'Occident, depuis des années, a été particulièrement faible et complaisant avec Poutine. Selon lui, l'invasion de l'Ukraine par la Russie est ainsi "une preuve de la faiblesse pathologique de l'Occident".

Poutine, c'est quelqu'un qui adule la force et qui ne s'en prend qu'aux faibles. [...] La complaisance avec Poutine est suicidaire. [...] Avec quelqu'un comme Poutine, la faiblesse appelle le poing. Quand on fait preuve de faiblesse, l'agressif a tendance à frapper. Le faible réveille l'instinct sadique de celui qui agresse.

Bibliographie sélective

Pour aller plus loin

📰 (Re)lire la tribune de Iegor Gran parue dans Libération en février 2022 au sujet de l'invasion de l'Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, intitulée "Le kleptofascisme à l’assaut de l’Europe" [Article réservé aux abonné·es]

Agenda

Les références des extraits et archives Ina diffusés dans l'émission

  • Andreï Siniavski sur l'art, extrait de l'émission Agora, France Culture, 1976
  • Lecture d'un extrait de Robinson Crusoé de Daniel Defoe par Christian Delmas pour l'émission Plaisir de la lecture, RTF, 1961
  • Mort de Boris Pasternak, extrait du journal Paris vous parle, RTF, 1960
  • Andreï Siniavski sur l'expérience du camp, extrait de l'émission Agora, France Culture, 1976
  • La propagande à la radio soviétique, chronique de Jean-Paul David dans l'émission Paix et liberté, RTF, 1951
  • Pierre Dac : contre le pour et pour le contre, extrait de l'émission Détruisez votre légende, France Inter, 1968

La programmation musicale du jour

  • Screamin' Jay Hawkins, "I Put a Spell on You", 1956
  • Hugues Le Bars, "J'en ai marre", 1987

Le générique de l'émission

Isabelle Pierre, "Le temps est bon" (1971), remixé par Degiheugi, 2012