

L’historien, président du Comité d’histoire parlementaire et politique Jean Garrigues est l'auteur de “Elysée contre Matignon, de 1958 à nos jours” dans lequel il aborde les relations étroites et souvent tendues entre l’Elysée et Matignon.
- Jean Garrigues historien, président du comité d'histoire parlementaire, membre de la commission "Les lumières à l'ère numérique"
Jacques Chaban-Delmas disait d'ailleurs : "Il y a un problème quand on est premier ministre, c'est le président".
Depuis le début de la Ve République se sont succédés huit chefs d’Etat et vingt-quatre premiers ministres. Ces duos emblématiques du pouvoir institutionnel français sont identifiés par notre invité, l’historien Jean Garrigues, comme des “couples infernaux”. En effet, ces deux figures politiques travaillent en étroite collaboration, mais la rivalité n’est jamais loin. Selon Jacques Chaban-Delmas, ancien premier ministre de Georges Pompidou : “Il y a un problème quand on est premier ministre ; c’est le président ! “ Leur différence majeure : le président est élu au suffrage universel direct, contrairement au premier ministre, désigné par le Président lui-même.
Jean Garrigues a consacré un livre à ce qu'il appelle un couple infernal, le président et le premier ministre. L'un est élu, l'autre pas. L'un dépend de l'autre. Sont-ils complémentaires ou concurrents ? Comment fonctionne l'exécutif depuis les débuts de la Ve République ? Matignon est-il toujours un enfer ? Comment exister à côté d'un hyper président ?
L'historien raconte l'histoire des duos présidents de la République/premier ministre sous la Cinquième République, qui vire parfois au duel d'une lune de miel qui finit en communauté réduite non pas aux acquêts, mais aux aguets. Il revisite ce couple exécutif improbable, parfois inégal toujours, puisque l'un choisit l'autre et qu'il choisit aussi le moment où il s'en débarrasse. Cette histoire de couple, qui n'est pas une histoire d'amour, finit mal en général.
Le couple exécutif Elisabeth Borne/Emmanuel Macron
Emmanuel Macron l'appelle "la mère de toutes les réformes". Si c'est un couple exécutif qui fonctionne plutôt bien globalement, l'historien considère qu'il n'a plus rien avoir avec l'esprit de couple exécutif d'autrefois. Le premier ministre se voit aujourd'hui amputer cette incarnation exécutive que d'autres pouvaient avoir hier : "Si l'on compare avec ce qui s'était passé en 1995, on s'aperçoit qu'à l'époque, Jacques Chirac, président de la République, était resté beaucoup plus en retrait. C'est lui qui avait annoncé le plan, mais ensuite, il était resté très en retrait et c'était Alain Juppé, premier ministre, qui était sur le devant de la scène. C'est totalement contraire à ce qu'est devenue aujourd'hui la séparation des rôles entre un président jupitérien qui avait commencé avec Nicolas Sarkozy et un premier ministre qui est essentiellement un premier ministre de mission d'exécution, de dialogue, avec beaucoup de qualités pédagogiques et de discussion. Aujourd'hui, c'est d'abord et avant tout autour du président de la République que se cristallise le projet puisque c'est lui qui incarne le projet".
Le couple actuel formé par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne est souvent présenté comme n’ayant pas d’affects. En lui remettant l’ordre national du mérite, après six mois passés à Matignon, le Président a dressé son portrait de la manière suivante : “Vous êtes une femme de confiance, pas une femme de confidences”. Quelle place le Président et le Premier ministre peuvent-ils laisser aux affinités : "Il n'y a pas d'affect entre eux et si ce type de relation dépourvue d'affect a déjà existé à plusieurs reprises sous la Ve République, c'est très différent. Aujourd'hui le ou la première ministre est une sorte d'exécutant. Cette absence d'affect, elle est significative précisément de la manière dont le président de la République s'est emparé de l'espace exécutif et considère le premier ministre comme une forme de super collaborateur".
Ces couples exécutifs explosifs de la Ve République
Le duel Chirac/Valéry Giscard d'Estaing
Au point que Jacques Chirac annonce sa démission le 25 août 1976 estimant qu'il ne dispose pas des moyens qu'il estimait nécessaires pour assumer efficacement ses fonctions de premier ministre. Un duel au couteau avec Valéry Giscard d'Estaing qui recouvre surtout un magnifique psychodrame que Jacques Chirac aurait très bien mis en scène : "Sa démission, Jacques Chirac la connaissait déjà depuis plusieurs mois et Valéry Giscard d'Estaing lui avait demandé de la différer. Donc il surjoue l'irritation, alors même que c'est une décision qui avait été prise à froid, mais qui découle du fait que Jacques Chirac, premier ministre, était en réalité l'homme le plus puissant de la majorité présidentielle. Le parti de Jacques Chirac, l'UDR, était plus puissant que le parti du président de la République. Leur duel était condamné d'avance, il fallait qu'à un moment les choses explosent et elles ont explosé".
Le duel Michel Rocard-François Mitterrand
Alors que les deux hommes politiques étaient dans le même camp ! La cohabitation entre François Mitterrand et Michel Rocard aura été bien pire et douloureuse que celle qui avait existé juste avant entre François Mitterrand et Jacques Chirac, Premier ministre de droite : "Michel Rocard a souffert en permanence de cette tutelle dont il s'est accommodé au départ, avec beaucoup d'habileté avec son entourage. Ils ont réussi à travailler sous la férule de François Mitterrand, mais quand, dès le début, vous avez un président de la République qui dès le début voulait que Michel Rocard ne puisse pas un jour lui succéder à la tête du Parti socialiste ça posait un gros problème".
Le problème surgit souvent lorsque le premier ministre a des ambitions présidentielles
À chaque fois que des premiers ministres ont eu des ambitions présidentielles, ça s'est pratiquement toujours mal terminé, car dans l'imaginaire exécutif français, il n'est pas possible qu'un premier ministre surpasse, surplombe du chef de l'Etat explique l'historien. Comme avec Georges Pompidou et le général de Gaulle alors dépassé par mai-68, Jacques Chirac et François Mitterand ou encore Emmanuel Macron et Édouard Philippe : "En 1968-1969, quand De Gaulle a compris que Georges Pompidou aspirait à devenir président de la République, les relations se sont complètement ternies entre les deux hommes".
Rappelons-nous aussi d'un des moments les plus ouvertement tendus en public entre un président et son premier ministre, c'est le fameux débat de l'entre deux tours de la présidentielle, le 28 avril 1988 entre François Mitterrand et Jacques Chirac avec le fameux "Permettez-moi de vous dire que ce soir, je ne suis pas le premier ministre et que vous n'êtes pas le président de la République. Nous sommes deux candidats à égalité et qui se soumettent au jugement des Français, le seul qui compte. Vous me permettrez donc de vous appeler Monsieur Mitterrand". Ce à quoi Mitterrand répond "mais vous avez tout à fait raison Monsieur le premier ministre".
Et ce, jusqu'à aujourd'hui entre l'actuel président et l'ancien premier ministre Édouard Philippe : "Quand Emmanuel Macron a compris qu'Édouard Philippe avait une popularité qui dépassait de loin la sienne, qu'il avait fait preuve d'un tempérament d'homme d'État, qu'une grande majorité de l'opinion le reconnaissait, la guerre était déclarée".
Le président a toujours cédé à l'hyper-présidence
Autrement dit la prééminence du chef de l'Etat sur le premier ministre. Contrairement à ce que dit la Constitution de la Ve République sur la répartition des rôles et de l'usage (l'article 20 donne au premier ministre la faculté de définir et de conduire la politique du gouvernement) : "Bien que Michel Debré l'avait conçu et que le général de Gaulle l'avait accepté comme tel, dès le début, en réalité, on voit bien que De Gaulle outrepasse cette séparation des pouvoirs, puisqu'il a toujours eu tendance à forcer Michel Debré sur tout ce qui concernait la politique intérieure. C'est devenu un rituel qui correspond fondamentalement à l'esprit des institutions de la Ve République qui veulent que le chef d'État soit en surplomb, ne soit pas un chef de parti, ne soit pas un chef de gouvernement, ne soit pas un chef de majorité parlementaire, mais puisse se retirer sur l'Aventin des Affaires étrangères et de la Défense pour être véritablement le rassembleur de la nation. Ce qu'il n'est plus du tout aujourd'hui".
L'état de notre démocratie : le regard de l'historien
Selon Jean Garrigues, notre système démocratique, en France, fonctionne très mal et les Français ne croient plus dans leurs institutions. C'est, estime-t-il, l'immense défi intérieur du XXIᵉ siècle qu'il faut réussir à pallier assez rapidement : "Notre démocratie fonctionne très mal du fait justement de cette présidentialisation à outrance que je réprouve. À terme, il faudrait revenir au moins à ce qui était l'esprit initial des institutions où il y avait un vrai partage entre le président de la République et le Premier ministre. Et surtout un Premier ministre qui soit le vrai chef de la majorité et le chef du gouvernement. Mais, fondamentalement, ce qui est à recréer, c'est la citoyenneté. C'est le sentiment que nous sommes des citoyens solidaires les uns des autres, solidaires des valeurs de notre République. Cela veut dire que l'hyper individualisme de notre société depuis une trentaine d'années doit être quelque chose qui sur lequel il faut véritablement réfléchir, et se rappeler ce qu'est le sens du commun, le sens de la solidarité, le sens d'un dessein collectif. C'est quelque chose qui incombe non seulement à nos élites, mais aussi à chaque citoyen".
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