Documents refusés, versements différés, droits erronés... Alors que Pôle emploi se numérise, l'indemnisation se complexifie pour ceux qui enchaînent et cumulent les contrats et travaillent sur de courtes durées ou à temps partiel. Des syndicats déplorent une charge de travail accrue pour les conseillers.
Avec la réforme de l'assurance chômage entrée en vigueur le 1er novembre, "le prix à payer pour les demandeurs d’emploi, et en particulier les plus précaires d’entre eux, sera colossal", évalue Mediapart qui a simulé les conséquences sur les allocations versées selon les profils. Par exemple, l'allocation de Nadia, qui a travaillé un mois sur deux pendant deux ans, "baisse d'un tiers". Les autres exemples donnés dans Le Monde affichent les premiers impactés : les CDD. C'est un nouveau coup dur pour ces contrats précaires qui font déjà face au casse-tête d'un Pôle emploi de plus en plus numérisé.
En effet, Pôle emploi s'est définitivement lancé dans l'aventure du numérique, avec en ligne de mire "rationalisation" et "simplification", pour "fluidifier le marché du travail et personnaliser ses services". Une réussite si l'on en croit son rapport annuel : en 2018, "les demandes d’allocation ont été traitées rapidement et de manière automatisée, avec _94,4% des demandes traitées dans les délais, afin de concentrer l’intervention des conseillers sur les cas plus complexes__"_.
Le parcours du combattant derrière l'écran
Aux yeux de Marie Lacoste, secrétaire nationale du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP), la dématérialisation présente certes bien des avantages : Elle a "facilité la vie à beaucoup de gens, car on n’est plus obligé de payer un timbre à chaque fois pour envoyer des papiers, on peut le faire les démarches de chez soi, quand on veut et indépendamment des horaires d'ouverture... Je note aussi qu'il y a moins de dossiers qui se perdent". De sorte que_"l'indemnisation va plus vite pour les situations simples"_.
En revanche, cette digitalisation peut ralentir, voire bloquer le traitement des dossiers "complexes". "Le pire, ce sont les gens qui travaillent chez des particuliers employeurs, comme les femmes de ménage", poursuit Marie Lacoste. Enchaînant les contrats de courte durée ou multipliant les employeurs, les travailleurs précaires accumulent les contrats, les bulletins de salaire et les attestations employeurs. Et il ne suffit pas d'être organisé pour mener à bien ses démarches, ni même d'être à l'aise avec les outils numériques (18% des demandeurs d'emplois ne le sont pas, selon ce rapport de Pôle emploi) il faut encore avoir le temps et surtout les équipements, tels que l'indispensable scanner.
Après l'inscription qui se fait désormais exclusivement sur internet, se lancer dans une demande d'indemnisation sur le site de Pôle emploi, c'est d'abord une grande entreprise de "scannage". Puis, il faut charger un par un les documents sur le site, en cohérence avec les périodes d'emploi déclarées. Une fois cette tâche accomplie, ne reste plus qu'à attendre le résultat : allocation ou pas allocation ?
Documents rejetés, versements retardés, dettes à la clé
Mais quelques jours plus tard, le retour sur l'"espace personnel" réserve parfois une mauvaise surprise : une partie des documents transmis a été refusée pour divers motifs ("ne correspond pas au document demandé", "plusieurs documents dans le même envoi", "document illisible"...).
C'est ce qui a bloqué la demande d'allocations de Mohamed, 45 ans, qui travaille dans le bâtiment : "L'employeur m'a donné une attestation d'Assédic avec deux pages, ils ne l'ont pas acceptée lorsque j'ai essayé de l'envoyer, car il faudrait une page seulement". Pourtant, le site de Pôle emploi indique bien que "si votre document est composé de plusieurs pages, vous pouvez joindre jusqu’à 5 fichiers pour un même document". Finalement, Mohamed préfère "venir sur place, en agence, pour faire directement, à la main. Finalement ça va plus vite".
Le mois dernier, ces rejets de documents ont placé Antony, 21 ans, commercial en CDD à temps partiel "chez 5 ou 6 concessionnaires automobiles selon les mois", dans une situation très délicate. Il est inscrit depuis trois ans à Pôle emploi. En moyenne, un tiers de ses documents sont rejetés, souvent au motif qu'ils seraient "illisibles". Résultat :
J'ai eu un retard de 4 semaines sur le versement de mes allocations, j'ai dû payer le loyer et les factures en retard, avec des pénalités.
Antony y va parfois de son petit stratagème : "Il n'y a pas toujours écrit "commercial" sur la fiche de paye, alors j'écris au stylo que je suis attaché commercial dans plusieurs entreprises, sinon ils me disent que le document est erroné".
Un document rejeté, c'est aussi le risque de recevoir des versements "indus", des trop perçus : "Pôle emploi verse de l'argent qu'il faudra ensuite rembourser. ça veut dire des dettes que les gens n'anticipent pas forcément parce qu’ils ne connaissent pas le système de calcul", explique Marie Lacoste.
Les petites mains de la sous-traitance
Quand on se retrouve désemparé devant son écran, le premier réflexe est d'appeler au 39.49, la ligne téléphonique pour les demandeurs d'emploi. Là encore, c'est d'abord un robot qui répond et enjoint de se munir d'un identifiant pour être mis directement en relation avec un conseiller en agence. Il faut ensuite indiquer son code postal, avant de choisir le motif de son appel. Finalement, au bout du fil, Constant*, le conseiller grommelle :
Depuis qu'on paye un sous-traitant pour faire notre travail, on passe beaucoup de temps à réparer ce qu'il fait.
Parmi ces sous-traitants, on trouve Majorel et Tessi, des entreprises privées dont les petites mains reçoivent et insèrent les données des documents dans l'ordinateur. _"Le sous-traitant est payé à l’acte__, donc il ne va pas regarder si le scan est mal fait, si les pièces sont dans le mauvais sens..."_, observe Yoan Piktoroff, conseiller et représentant CGT Pôle emploi en Île-de-France.
Selon un conseiller que nous avons interrogé, les règles internes sont claires : "L'ensemble des déclarations faites par des personnes qui travaillent plus de 70 heures par mois cumulées, sont traitées par des opérateurs privés." Rien qu'entre fin 2015 et le deuxième trimestre 2017, le volume d'attestations employeurs "externalisées" a été multiplié par par près de 10. De sorte que les agents de Pôle emploi ne saisissaient directement plus que 45 % des attestations employeurs et des périodes de travail.
Sur le site de Majorel qui collabore depuis 2011 avec Pôle emploi, on découvre que les agents de cette entreprise "interviendront désormais sur plus de 10 millions de documents chaque année". "En tout, ce sont 15 000 à 70 000 documents qui nous arrivent chaque jour. Répondre à ce flux, quel que soit le volume est un véritable défi !", concède l'entreprise. Tessi indique de son côté qu'i traite entre 90 000 et 100 000 documents par jour.
Confié aux prestataires privés, le traitement des données doit souvent repasser entre les mains des agents indemnisation de Pôle emploi. "Le sous-traitant a des règles, comme par exemple ne pas accepter plusieurs documents dans le même envoi, s'agace Constant, ou alors, lorsque le métier n'est pas précisé explicitement sur l'attestation, ils mettent 'métier indéterminé'. Ça va parfois plus vite de supprimer tout ce qui a été fait et de tout ressaisir". Toutefois, Pôle emploi assure que les prestataires doivent respecter le cahier des charges qu'on leur fixe.
Plus d’algorithmes, moins d'humains... Mais un travail "plus complexe"
Après la saisie, les données sont passées à la moulinette de l'algorithme chargé de déterminer l'accès aux droits et de calculer leur montant. Aujourd'hui, "plus de la moitié des dossiers d'allocation sont décidés automatiquement par l’algorithme de Pôle emploi", déclare Alexandra Nougarede, déléguée syndicale SNU FSU et conseillère depuis 20 ans. Une progression fulgurante, puisque au quatrième trimestre 2015, seuls 1 % des dossiers étaient traités automatiquement.
Entre les erreurs liées à la sous-traitance et les automatismes de l'algorithme, les agents indemnisation se retrouvent avec "une charge de travail qui explose", estime Yoan Piktoroff. Selon Alexandra Nougarede, les "rattrapages manuels" des conseillers après le traitement par l'algorithme sont plus en plus fréquents, car "l'algorithme entraîne pas mal d'erreurs de calcul des droits". Auxquels s'ajoute des "bugs réguliers". D'ailleurs, "depuis le mois d'août, il y en a beaucoup sur l'actualisation", note-t-elle.
Un travail de "rattrapage" d'autant plus important qu'il y a "de plus en plus de demandeurs qui cumulent des petits boulots et de moins en moins en CDI", juge le conseiller Pôle emploi_. "Quand une personne a travaillé à temps plein avec un salaire équivalent tous les mois, c'est très facile à calculer par algorithme. Mais c'est bien plus difficile de calculer_ _les situations complexes, lorsqu'il y a plusieurs employeurs, des salaires et des temps de travail variables__"_, tranche Marie Lacoste.
La direction de Pôle emploi s'est d'ailleurs aperçue de cette charge de travail inattendue dès 2017. Elle qui prévoyait une baisse de 41 % des effectifs chargés du calcul des droits et de l'indemnisation, a donc revu ses objectifs en cours de route, pour se limiter à une diminution de 32 % sur les 9 418 agents. Une baisse qui devait principalement concerner les agents "bi-compétents" sur ces activités et celles de l'accompagnement.
Par la suite, en deux ans, "_les effectifs d'agents chargés du calcul des droits et de l'indemnisation ont diminué d'un tiers__"_, affirme Alexandra Nougarede. Et pendant ce temps, la locomotive du numérique n'est pas prête de s'arrêter. Prochaine étape : la Déclaration sociale nominative (DSN) qui se généralise. Les documents seront désormais directement transmis par l'employeur.
Une course à la "dématérialisation" qui inquiète Marie Lacoste, estimant qu'elle produit "incompréhension, énervement et sentiment d’abandon" chez les usagers. "Si on n’a pas d’interlocuteur humain, ça pète souvent les plombs en agence", conclut-elle. Un autre conseiller y voit quant à lui une "machine à décourager les chômeurs". Il en veut pour preuve, la baisse des inscrits à Pôle emploi au premier et au deuxième trimestre 2019. Près de 43 % de cette baisse est imputable à des "cessations d'inscription pour défaut d'actualisation".
*Le prénom a été modifié