Pourquoi les néonicotinoïdes ont été bannis en France, y compris pour la culture de la betterave
Par Victor Vasseur
Les agriculteurs sont appelés à défiler en tracteur mercredi dans Paris. Ils protestent contre l'interdiction de plusieurs insecticides, dont les néonicotinoïdes utilisés pour la culture de la betterave sucrière, toxiques pour les insectes.
Plus de 900 tracteurs sont attendus dans les rues de la capitale ce mercredi. Des centaines d’agriculteurs doivent manifester à Paris contre la diminution du nombre de pesticides à leur disposition. Ils critiquent notamment l’interdiction des néonicotinoïdes. Largement utilisés par les producteurs de betteraves, ceux-ci sont interdits depuis 2018. Mais chaque année, ils revenaient dans les champs grâce à une dérogation accordée par le gouvernement. Jusqu'au mois dernier, où la Cour de justice de l'Union européenne a interdit ce type de dérogations, estimant qu'elles n'étaient pas justifiées.
Un insecticide incorporé à la semence
Cet insecticide est utilisé comme traitement de semence. "L'insecticide est incorporé à la semence et se diffuse dans la plante automatiquement, c'est un traitement préventif", précise à franceinfo David Makowski, directeur de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae). Le produit permet ainsi de protéger la betterave de la jaunisse pendant les six à huit premières semaines de son développement. Car sous l'effet de cette maladie virale, transmise par un puceron, les feuilles jaunissent et la croissance de la plante s’arrête. Le virus peut alors faire chuter le rendement de 20 à 30%, selon Christian Durlin, vice-président de la chambre d'agriculture des Hauts-de-France.
Le président de la Confédération générale des planteurs de betterave Franck Sander assure que le pesticide ne présente dans ce type de cultures "aucun risque pour les pollinisateurs" comme l'abeille, car "la betterave ne fleurit pas". Argument repris sur France Inter mardi matin par Guillaume Roquette, le directeur de la rédaction du Figaro Magazine, dans la chronique "En toute subjectivité".
Un poison pour les pollinisateurs
Un argument pourtant fermement démenti par les scientifiques. À l'image de Philippe Grandcolas, de l'Institut Écologie et Environnement. "L'empoisonnement des pollinisateurs ne se fait pas uniquement via les betteraves traitées donc peu importe qu'elles ne fleurissent pas ! Mais aussi via les autres plantes contaminées par les sols pollués pour plusieurs années", écrit-il sur Twitter.
Dans un entretien à Libération en 2020, le chimiste et toxicologue au CNRS Jean-Marc Bonmatin, vice-président du Groupe de travail sur les pesticides systémiques (TFSP) détaille : "80 à 95% des substances utilisées en enrobage de semences partent en réalité dans les sols, où elles s'accumulent et peuvent persister entre un et trente ans : solubles dans l'eau, les néonicotinoïdes partent aussi dans les ruisseaux et rivières et contaminent tout l'environnement." Ces pesticides peuvent se retrouver "à 10 kilomètres d'un champ traité".
"Plus de 80%" des substances partent dans les sols
Les néonicotinoïdes s'attaquent au système nerveux des insectes. Les abeilles peuvent alors se perdre et ne plus être capable de retrouver leur ruche. Plusieurs études ont montré que l'utilisation de ces substances diminue les populations d’abeille, en agissant sur leurs réponses immunitaires, perturbe leur croissance et leur reproduction, comme le rappelle cette étude de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences ( PNAS ), relayée par Le Monde. Or, les abeilles ont un rôle crucial pour polliniser les cultures.
"Plus de 1.200 études scientifiques du monde entier démontrent les effets hautement toxiques des néonicotinoïdes pour la biodiversité", poursuit Jean-Marc Bonmatin. Une étude publiée par la revue scientifique Nature en avril 2015 pointait le rôle des insecticides dans le déclin des abeilles. Dans un rapport publié en 2018, l'Agence européenne pour la sécurité des aliments (Efsa) confirme le risque représenté par trois néonicotinoïdes pour les abeilles : la clothianidine, l'imidaclopride et le thiaméthoxame. "Les conclusions sont variables, en raison de facteurs tels que l’espèce d’abeille, l'utilisation prévue du pesticide et la voie d'exposition. Certains risques faibles ont été identifiés, mais dans l'ensemble, le risque pour les trois types d'abeilles évaluées est confirmé", avait expliqué Jose Tarazona, à la tête du département Pesticides de l'Efsa.
Une décision de la Cour de justice de l'UE
Dans un arrêt publié le 19 janvier dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rappelé l’interdiction de l’usage des substances néonicotinoïdes dans l’agriculture des 27 pays de l’Union. Elle restreint le droit de dérogation des États qui, selon la Cour, ne s’applique pas à ces substances. Selon l'arrêt, ce règlement "vise à assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement", "et se fonde sur le principe de précaution, qui est l’un des fondements de la politique de protection d’un niveau élevé poursuivie par l’Union dans le domaine de l’environnement".
La Cour motive sa décision en évoquant les "risques aigus et chroniques élevés encourus par les abeilles provenant des semences traitées à l'aide de produits phytopharmaceutiques contenant ces néonicotinoïdes". Les États membres doivent privilégier les méthodes insecticides "à faible apport en pesticides", voire "non chimiques" quand c’est possible, et recourir aux "pratiques et produits présentant le risque le plus faible pour la santé humaine et l’environnement parmi ceux disponibles", souligne la Cour.
Colère des producteurs de betteraves sucrière
La France est le premier producteur européen de betteraves sucrières et le quatrième exportateur mondial de sucre avec 4,5% de parts de marché. Le pays compte 400.000 hectares de cultures et 23.700 planteurs. La production française s’élève à 34,5 millions de tonnes. Selon les Echos, cette filière emploie 46.000 personnes. Vingt-et-une sucreries et distilleries produisent du sucre et de l’éthanol. Un hectare de betteraves sucrières cultivé en France délivre 9.000 litres d'éthanol.
Les producteurs de betteraves ont en tête l’année 2020, avec des plantations ravagées par la jaunisse. Conséquence de la prolifération des pucerons vecteurs : un tiers de la récolte détruite et 280 millions d’euros de perte. "Il y aura des baisses de surface, des planteurs qui vont abandonner. Si c'est une année à faible pression (de jaunisse), on saura gérer, mais si c'est comme en 2020 où on a perdu un tiers de la récolte, ce sera catastrophique", a déclaré à l'AFP Franck Sander, président de la Confédération générale des planteurs de betterave (CGB). Il est très pessimiste pour l’avenir et estime être "dans une impasse totale". Un quart des cultures pourrait disparaître, soit près de 100.000 hectares selon lui. Franck Sander juge "inévitable" les fermetures d'usine et les pertes d'emploi.
"Aujourd'hui, on utilise des semences enrobées (de néonicotinoïdes) parce que c'est la seule manière de protéger nos cultures contre les attaques de pucerons verts qui amènent la jaunisse", ajoute Christian Durlin, agriculteur à Richebourg (Pas-de-Calais) et vice-président de la chambre d'agriculture des Hauts-de-France.
Des alternatives mises en avant
Si les producteurs de betteraves sucrières estiment qu'il n’existe pas d’alternative efficace aux néonicotinoïdes, en 2021, l’Anses avait identifié 22 alternatives pour protéger les cultures de betteraves sucrières. Comme le rappelle Libération, quatre solutions sortent du lot, comme l’utilisation de l’huile de paraffine, qui abaisse le niveau des populations des pucerons, et le recours à deux pesticides de synthèse utilisables en pulvérisation. David Makowski, directeur de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae) affirme qu’il existe aussi des pesticides alternatifs aux néonicotinoïdes, comme le flonicamid et le spirotétramat.
"Accompagnement financier"
Dans un communiqué publié le 23 janvier, le ministère de l'Agriculture promet que "l’État mettra en place un accompagnement financier pour soutenir les planteurs" de betteraves cette année. Cet accompagnement financier sera "mobilisable en cas de pertes de rendements liées à la jaunisse", précise le ministère. "Cette aide, dont les éléments techniques devront être définis rapidement, a vocation à sécuriser les planteurs et les industriels dans cette transition". Une clause de sauvegarde sera activée auprès de la Commission européenne "afin de s'assurer que les semences, betterave et sucre de betterave importés en 2023 ne peuvent pas être traités avec des néonicotinoïdes".