Procès du 13-Novembre, jour 18 : ce soir-là, "j'ai perdu ma moitié", lance Grégory
Par Sophie Parmentier
Jour 18, au procès des attentats du 13 novembre. La cour a entendu aujourd'hui les proches de Marie, Justine, Victor, et Lamia, quatre des 21 victimes tuées à La Belle Equipe. Des survivants du Comptoir Voltaire étaient aussi appelés à témoigner à la barre.
Une jeune fille, Alix, s'avance à la barre et demande la permission de poser devant elle son masque en tissu à petites fleurs. Alix veut "dire aux familles ce que j'ai vu". Elle précise que sa sœur est procureur. Et à l'ouverture de ce dix-huitième jour d'audience, elle ajoute : "Contrairement à Monsieur Abdeslam, je crois en la justice. Je crois aussi, comme Monsieur Abdeslam, en la justice du ciel". Le ciel qui jugera aussi, pense-t-elle.
Derrière les terroristes
Ce vendredi 13 novembre 2015, Alix venait de rejoindre sa meilleure amie Charlotte. Elles roulaient en Autolib, du vin pétillant à leurs pieds, pour aller retrouver Alfred. Et puis boulevard de Charonne, "nous sommes arrêtées derrière la Seat du commando. Nous voyons l’homme et l’arme". C'était "comme dans un film". Charlotte conduisait. Alix, sur le siège passager, lui a dit : "Baisse-toi, baisse-toi !" Elle décrit "des étincelles sur la route et le long de la voiture", puis le demi-tour de Charlotte "sous une pluie de balles".
Nous sommes arrêtées derrière la Seat du commando, nous voyons l'homme et l'arme.
Alix sent que sa hanche la brûle. Finalement, elle ne sera pas blessée physiquement. Psychiquement, en revanche, six ans plus tard, sa cicatrice n'est toujours pas refermée. Elle raconte la culpabilité du survivant. Et la fin de l'insouciance. Car elle sait maintenant que "l’horreur peut surgir à tout moment, même avec un vin pétillant au pied".
Sara succède à Alix. Elle tremble. Ses mains surtout, tremblent très fort. Sara elle, était à l'intérieur de La Belle Équipe, ce soir-là. Une petite table bancale, tout au fond, près du bar. Elle croyait que c'était "la place la plus nulle", mais c'est celle qui lui a "sauvé la vie". Sara précise d'emblée qu'elle est d'origine marocaine. Et tient à ce que les accusés sachent que son islam, celui auquel elle croit, prône la paix.
"Le même Dieu que vous !"
Sara était venue à La Belle Équipe pour fêter l'anniversaire d'Hodda. Elle a vu, après le départ des terroristes, le "chaos complètement indescriptible, avec des corps enchevêtrés les uns sur les autres, du sang partout, les visages figés et des hurlements". Elle pleure à la barre. Sara est secouée de spasmes et raconte ces images toujours imprimées en elle. L'image de cette jeune fille morte renversée sur une table, qui la hante toujours six ans après. Puis l'image de Khaled "en état de choc". Khaled qui lui crie "Halima est morte, Hodda est touchée à la tête". Khaled qui a perdu ses deux sœurs ce vendredi 13 novembre, à La Belle Équipe.
Khaled Saadi, grand jeune homme vissé dans une chemise rayée, se tortille face à la cour. Il a d'épais cheveux, une barbe naissante, et les larmes aux yeux. "Je suis venu parler de mes sœurs. J'avais pas eu une enfance très facile, mais on avait beaucoup d'amour. Et aujourd'hui, Halima est décédée. Elle laisse deux enfants qui maintenant vivent à Dakar."
Il raconte qu'il est né au Creusot, dans une famille pauvre, parents Tunisiens analphabètes. "Je suis arrivé à Paris à 20 ans, ma sœur Hodda m'a recueilli." Il vivait chez elle. Le soir du 13 novembre, pour l'anniversaire d'Hodda à La Belle Équipe, il pense que les premiers tirs sont "un problème électrique". Puis il sort quand les terroristes s'éloignent. "J’enjambe tous les corps." Khaled précise qu'il est "musulman, pas pratiquant" et que sur cette terrasse ensanglantée, il a d'abord pensé à Dieu. "Le même Dieu que vous !", lance-t-il aux accusés, en se tournant vers le box.
Khaled pleure sa sœur Halima, "morte sur le coup, elle a pris une rafale dans le dos". Khaled est dévasté par la mort de sa sœur Hodda, qui "a pris une balle dans la tête et l’autre dans la jambe" et elle a succombé à ses blessures. "C’était l’enfer sur terre. J’ai pas forcément envie de détailler plus", dit-il.
"En général, je suis de l'autre côté"
Khaled parle de la "boule de pétanque" qu'il sent dans son ventre. "Et à un moment faut que ça sorte". Khaled raconte à quel point la mort de ses sœurs Hodda et Halima a été pour lui "dévastateur, la dégringolade". Le jeune homme confie qu'il avait deux jeunes enfants en 2015, le plus petit n'était qu'un bébé d'un an. Il explique qu'il a dû ensuite quitter sa femme, tant il était lui-même dévasté : "Je n'avais plus d’amour à donner." Six ans plus tard, il résume sa vie de barman, "maintenant, je travaille sur ma terrasse avec un plateau", sans peur. Et la gorge nouée, Khaled conclut : "L’amour triomphe toujours."
Elle était mon tout. Maintenant, je n'ai plus rien.
Grégory, lui, était l'amoureux de Justine Dupont. "Justine, c'était ma moitié." Il porte un tee-shirt noir sur lequel il a fait imprimer le visage de la femme de sa vie. Grégory, grand gaillard, a du mal à parler, s'excuse pour son émotion. "Justine, c’était la maîtresse de mes démons. J’avais plus peur de Justine que d’aller en garde à vue. Et aujourd’hui, je l’avoue, c’est très difficile pour moi de rester calme, j'ai énormément de colère." Grégory précise que c'est la première fois qu'il est ici aux assises en tant que victime, "en général je suis de l’autre côté".
C'est un dur, Grégory, qui se résume brisé depuis le 13 novembre 2015. "Justine, c’était mon tout. Maintenant, je n’ai plus rien." Et il quitte la barre d'un pas lent, en dévisageant un à un les accusés. Juste avant, il a lâché cette phrase : "On est dans un pays de démocratie. Des fois c’est bien, des fois c’est dommage, cette fois-là, c’est dommage."
"Je ne dirai pas leur nom"
Justine était la meilleure amie de Marie-Aimée, dont la grande sœur s'avance à la barre. Marie-Amélie raconte comment elle a appris, le 14 novembre 2015, vers 22 heures, la mort de Marie-Aimée. Comment elle a cherché à protéger le fils de sa sœur, qui l'appelait au même moment, pour savoir si elle avait retrouvé sa maman. Marie-Amélie a pris le téléphone, "je lui réponds, impossible de lui apprendre la mort de sa mère dans ces conditions". Elle attendra le lendemain avant de lui annoncer. "Je me souviens avoir pensé : je veux qu’il dorme, demain sera terrible." A la barre, le fils de Marie-Aimée, un jeune homme de 19 ans, qui en avait 13, quand sa maman a été assassinée à La Belle Équipe, écoute sa tante, sans dire un mot. Par moments, il passe sa main sur un coin de l’œil.
Le père d'Anne-Laure Arruebo, lui, a hésité à venir à ce procès. Et s'il est venu, c'est parce qu'il trouve qu'on "parle trop des terroristes, pas assez des victimes". Alors, "je prononcerai souvent le prénom d’Anne-Laure. Par contre, eux, je ne dirai pas leur nom. Ils sont des sans-noms", lance-t-il. Le père d'Anne-Laure conclut qu'il n'a "pas de haine ou de colère", plutôt "de la pitié envers des gens sans cœur ni raison".
"La mort de Victor a saccagé notre vie, du jour au lendemain, le bonheur disparaît"
D'autres parents défilent à la barre, tous particulièrement émouvants. Dominique Kielemoes est la maman de Victor Munoz, qui a été assassiné à La Belle Équipe, à l'âge de 24 ans. Ce soir du 13 novembre, elle est appelée en urgence en tant qu'élue du 11e arrondissement de Paris, et des amis la préviennent par téléphone que son enfant est blessé. Sur place, elle voit les corps gisant sous les couvertures multicolores déposées par les voisins. Elle espère son fils emmené sur un brancard par des secouristes. Le cherche. Le cherchera une partie du week-end, sans nouvelle officielle. Le corps de Victor était en fait sous l'une des couvertures, après le dernier barrage de police que Dominique Kielemoes n'a pas osé franchir. "Toute ma vie, je regretterai de ne pas avoir passé le dernier barrage de police et qu’il ne meure pas seul".
La voix étranglée par les larmes, Dominique Kielemoes raconte ce moment terrible où elle a appris la mort de son fils Victor. Et "toute ma vie, je reverrai l’image d’Alexandra tombant à terre quand elle apprend la nouvelle". Alexandra était l'amoureuse de Victor Munoz. Le 12 novembre 2015, ils avaient parlé mariage. La maman de Victor Munoz évoque cet autre moment insoutenable, à l'IML, l'Institut Médico Légal, quand on ne lui a laissé que "cinq minutes" pour voir son fils à travers une vitre, "cinq minutes pour réaliser que votre fils de 24 ans est mort et que plus jamais vous ne pourrez le prendre dans vos bras et le toucher". Elle n'a pu le toucher à nouveau qu'une dizaine de jours plus tard, "cadavre froid", avant l'enterrement. "La mort de Victor a saccagé notre vie ; du jour au lendemain, le bonheur disparaît", résume-t-elle.
Son mari, José Munoz lui succède à la barre. Leur autre fils, Édouard, est à leurs côtés. José Munoz veut démontrer aux accusés, "démontrer chaque jour à ces créatures du mal ce que représente l’amour". Il leur lance : "Vous détournez une religion, un Dieu, à votre profit !" Il montre sur grand écran dans l'immense salle d'audience une photo de Victor, beau jeune homme souriant. "Il a été exécuté comme un animal, par des hommes ignorants, incultes et lâches". José Munoz étouffe des sanglots. Mais il clame que c'est "la jeunesse qui gagnera, même si vous avez voulu nous mettre à genoux !"

"Allah Akbar, c'est pas votre cri mortifère qui accompagne les gestes assassins, j'en peux plus !"
La famille Mondeguer enchaîne. Yohann, le petit frère de Lamia, qui a entendu les tirs de chez lui, à 150 mètres de La Belle Équipe. Il a cru à des festivités liées au match de football. "C'étaient les balles qui tuaient ma sœur". Nadia Mondeguer, la maman, voix grave, air doux, allure charismatique, se présente : née en Égypte, arrivée en France à 22 ans. Nadia Mondeguer parle couramment arabe, prononce le nom Abdeslam avec l'accent, et se désole que certains des "auteurs" des attentats aient eu le même âge que sa fille : 30 ans. "J’aurais pu être leur mère ! Ma première réflexion : quel gâchis !", souffle-t-elle. Elle dit des terroristes qu'ils ont été _"des anges qui se transforment en monstres". _Elle est en colère parce qu'ils "se gargarisent, je m’excuse, du mot kouffar".
Nadia Mondeguer se fâche parce que Allah Akbar, "c'est un cri vivant, pas votre cri mortifère qui accompagne des gestes assassins, j'en peux plus !" Et Nadia Mondeguer dit aussi sa détresse, absolue, quand à l'IML, l'Institut Médico Légal de Paris, on lui a présenté le corps d'une autre victime, lui assurant que c'était sa fille. Confusion insoutenable, pour une mère. Son fils Gwendal, le grand frère de Lamia, s'avance à son tour au micro et clame aussi sa colère. "J’attends du procès de rationaliser ma colère, parce qu’elle déborde".

La nuit est tombée sur l'île de la Cité et le vieux palais de justice de Paris. La cour d'assises spécialement composée va entendre des victimes de la dernière terrasse frappée par le deuxième commando du 13 novembre, la terrasse du Comptoir Voltaire, où Brahim Abdeslam s'est fait exploser. Parmi ces victimes, Sonia, jeune fille à la voix enfantine, venait de commander "un steak tartare". Sonia décrit à la barre ses blessures : un éclat à quelques millimètres de son cerveau, un œil qui ne voit plus, des semaines d'hôpital, des kilos de médicaments, et six ans après, "un statut handicapé". Son père Mohammed s'en veut terriblement que sa fille ait dîné au restaurant ce soir-là, plutôt qu'à la maison. Mohammed, cheveux gris, est en larmes à la barre. Et il tempête face aux accusés. "Je suis musulman. Ces gens-là appellent les musulmans comme leurs frères. Je ne suis pas leur frère. Car leur frère ne fera de mal à personne". Mohammed précise qu'il n'a pas "la haine, mais je ne pardonnerai jamais".