Rentrée littéraire : "Les Enfants endormis", récit familial tout en pudeur autour des années sida
Par Ilana MoryoussefC'est l'un de nos coups de coeur de cette rentrée littéraire : "Les Enfants endormis", premier roman d'Anthony Passeron (éd. Globe), raconte les années sida à travers l'histoire d'une famille de petits commerçants, ainsi que le combat des chercheurs pour identifier et vaincre le virus.
Quand il était petit garçon, Anthony Passeron a vu mourir son oncle, sa tante, et leur enfant, une cousine de son âge, née séropositive. Mais dans cette famille, des petits commerçants de l’arrière-pays niçois, on ne prononçait pas le mot "sida". " Pour ma grand-mère, jusqu’au bout, son fils est mort d’une embolie pulmonaire, il n’est mort ni du sida, ni des conséquences du sida causé par sa toxicomanie" , confie l’auteur, rencontré à Paris en juillet dernier.
Dans cette famille, Désiré, l’oncle de l’auteur, est le fils aîné, le préféré aussi, d’un couple de bouchers durs à la tâche. Jeune homme, il ne s’illustre pas franchement par son ardeur au travail. Il a le goût de la fête, aime dépenser, s’amuser avec les copains. Quand il fait l’expérience de l’héroïne, lors d’un voyage à Amsterdam, personne ne sait rien encore de l’existence du sida. Les seringues circulent allègrement d’un bras à l’autre. L’insouciance ne durera pas longtemps.
Arrivent les premiers symptômes, difficiles à identifier. D’abord, la science ignore tout de ce virus encore inconnu. Ensuite, il y a le déni, la honte, et le désespoir d’une famille cruellement frappée.
Carapace de silence
Il a fallu plus de trente ans à Anthony Passeron pour venir à bout de cette carapace de silence. De brèves confidences, des bribes souvenirs remontés à la surface, quelques photos sont la matière qui lui permet de reconstituer une histoire jamais racontée. "Dans ma famille, ils l’ont vécue sans se regarder la vivre. La maladie, les ragots, l’urgence. Il y avait toujours quelque chose à faire, maintenir le magasin à flot ou s’occuper des malades de la famille. Et une fois qu’ils sont tous morts, tout le monde s’est tu. C’est ce récit-là que j’avais besoin de poser."
Parallèlement à ce récit familial, déployé avec délicatesse, Anthony Passeron retrace la lutte éperdue des médecins pour identifier le virus et trouver un traitement. Les espoirs, les impasses, la rivalité entre chercheurs français et américains. L’épopée scientifique tressée avec l’histoire intime. “J’avais envie de dire à ma famille : 'Pendant que vous viviez dans la honte la plus totale, pendant que vous étiez détruits par le chagrin, même si vous ne le saviez pas, même si ça se passait à 900 km de la maison, des gens se battaient pour vous. Eux aussi ils ont été méprisés, eux aussi ils ont été marginalisés'. Je voulais qu’on sache qui étaient Willy Rozenbaum et Jacques Leibowitz (des pionniers de la recherche sur le sida, NDLR). Je voulais que leurs noms soient loués, presque au sens religieux, je les cite comme on mettrait des rues et des places à leurs noms. C’était ma manière de leur dire merci parce qu’aujourd’hui il y a des gens qui vivent grâce à eux.“
La trithérapie est arrivée trop tard pour Désiré, son épouse et leur petite fille. Mais il y a ce beau récit d’une immense pudeur. Il est comme une pièce manquante, à poser à côté des livres d’Hervé Guibert. Il raconte la traversée de ces années tragiques par ceux qui n’avaient pas les mots pour le dire.