Révolution en ligne : ces activistes qui tentent de rendre Wikipédia moins macho
Par Alexandra Lagarde
Wikipédia fête ses vingt ans vendredi. Et même si l'une de ses vocations premières reste l'universalité, dans les faits, on en est loin. Moins de 10% sont des contributrices, à peine 18% des biographies sont sur des femmes. Plusieurs associations tentent de réduire l'écart, non sans difficultés.
Au moins une fois par jour Ophélie, 24 ans, allume son ordinateur et ouvre Wikipédia : "Je fais quelque chose tous les jours : je complète un article, ajoute une source. J'en suis convaincue, le cyberactivisme peut faire bouger les choses."
Combattre les biais de genre, une biographie à la fois
Comme elle, ils sont plusieurs centaines, chaque jour depuis leur salon, à s'engager pour rendre Wikipédia plus égalitaire. Car l'encyclopédie est encore loin de l'universalisme qu'elle prône : un peu moins de 10% des contributeurs sont des contributrices sur le Wikipédia francophone, et seuls 18% des biographies en ligne concernent des femmes. Alors pour pallier ce manque et réduire l'écart, plusieurs associations se sont créées ces dernières années, telles que Les Ateliers femmes et féminisme à Nantes, les Wiki loves Africa ou encore Les sans pagEs. Avec toujours un seul et même but : réduire le biais de genre.
C'est d'ailleurs cet écart qui a interpelé il y a maintenant presque trois ans Charles, 34 ans : "Je suis passionné par l'histoire de l'empire romain d'Orient. J'écrivais un peu sur le sujet sur Wikipédia et je me suis rendu compte que tous les empereurs avaient leur propre biographie, quand seulement quelques impératrices avaient la leur. Et lorsqu'on parlait d'elles, c'était sous le prisme de leurs relations à leurs époux. J'ai entendu parler des Sans pagEs à ce moment-là et je me suis lancé."
Depuis, ce consultant en systèmes d'information a écrit une centaine de biographies : "Je crée au gré des opportunités. L'autre soir par exemple, j'ai vu un épisode de Secret d'Histoire sur France 3 dans lequel l'actrice Clara Huet jouait. J'ai vérifié si elle avait une page sur Wikipédia, ce n'était pas le cas, je l'ai donc faite."
Les débats de la société se retrouvent sur Wikipédia
Assise devant son bureau chez elle, Olivia tente depuis plus de deux ans de réduire les écarts. Elle fait partie des contributeurs et contributrices les plus prolifiques des Sans pagEs : "J'ai fait 1000 biographies en deux ans. Je traduis beaucoup d'articles du Wikipédia anglophone. Je fais très attention, j'ai lu les règles, je suis extrêmement scrupuleuse pour qu'on ne refuse pas mes articles... Et pourtant ça arrive." Au bout du téléphone, la jeune libraire marque une pause avant d'ajouter : "Je m'attendais à ce que ce soit misogyne mais pas à ce point-là. Certains contributeurs m'ont même reproché de trop écrire !"
Wikipédia n'est en effet pas épargné par les débats qui traversent la société, comme le souligne Natacha Rault. Elle est experte en stratégie digitale, c'est également la présidente de l'association Les Sans pagEs : "On observe du mansplaining, des hommes viennent expliquer à des femmes ou des personnes afro-descendantes comment il faut qu'elles fassent et pourquoi elles s'y prennent mal sur les pages de discussion. C'est des phénomènes inconscients et c'est donc très difficile de traiter ça. On a également des personnes qui sont visées parce qu'elles sont soit féministes, soit transgenres. Évidemment, si on n'est représentées qu'à 1% dans la communauté, la plupart des gens dans cette communauté ne vont pas comprendre les problématiques spécifiques. Il y a donc beaucoup d'agressivité par ignorance."
"Il faudrait que les femmes prennent plus de place dans les espaces décisionnels"
Une agressivité pas toujours simple à gérer pour les membres des diverses associations de cyberactivisme. Pendant un temps, Olivia s'est même demandée si elle voulait continuer : "Je produis beaucoup moins depuis quelques mois, j'ai fait seulement 100 articles depuis avril 2020. Je vais continuer parce que j'aime bien, mais je me tiens loin de tous les débats, de toutes les discussions houleuses."
Pourtant, Natacha Rault reste convaincue que l'une des manières de réduire ces biais serait que les femmes se fassent plus entendre : "Il faudrait qu'elles prennent leur place dans les espaces décisionnels, même si je suis un peu mal placée en tant que féministe pour faire cette injonction."
Prendre plus de place, cela n'est pas toujours simple, d'autant que la communauté manque de médiation comme le remarque "Kvardek du" (son pseudonyme, "42" en espéranto). Membre de la communauté wikipédienne depuis 2010, Kvardek du prend part aux contributions des Sans pagEs dès sa création en 2016 : "Sur l'espace communautaire, il peut y avoir beaucoup d'attaques personnelles. Je suis 'admin', je ne dois faire que de la maintenance et dans les faits on est plutôt des médiateurs. Quand ça devient trop compliqué, ou trop dur émotionnellement, je me réfugie sur une page peu consultée et je fais mes biographies."
"Wikipédia ne peut pas devancer la société"
Malgré toutes ces difficultés, Natacha Rault préfère rester optimiste : "On est passé de 16,7% de biographies sur des femmes en 2016 à 18,62% en 2018. On a écrit plus de 8000 articles, on s'est quand même améliorés. Wikipédia ça reste une mine d'informations, ça reste un projet passionnant et formidable. Écrire une encyclopédie sans comité de relecture c'était quelque chose de révolutionnaire quelque part."
Surtout, selon elle, les biais de genre prennent leur source en-dehors des pages wikipédiennes : "Si les sources n'existent pas, on ne peut pas écrire. Wikipédia ne peut pas devancer la société. On a vraiment besoin que les universitaires et les journalistes se mobilisent pour qu'on ait accès aux sources et pour améliorer le contenu de Wikipédia." Elle marque une pause avant d'ajouter : "Pour moi la question centrale c'est la neutralité, c'est-à-dire la représentation de tous les points de vue dans leur juste proportion. Et la neutralité ne peut exister sans diversité. C'est là le grand challenge de Wikipédia."