
Rose et fleurs pour les filles. Bleu et voitures pour les garçons. Les normes genrées pour les vêtements et les jouets sont très ancrées. Les rayons des magasins sont encore organisés selon une binarité claire. Et si on cassait ces codes obsolètes pour mettre de l'arc-en-ciel dans les penderies ?
Pour un bébé qui va naître, quand on choisit un cadeau, que ce soit un habit ou un jouet, nous sommes fortement aiguillés – notamment par les magasins et par les marques – à choisir la couleur bleue pour les petits garçons et la couleur rose pour les petites filles.
D'où vient cette classification, dont on peine à sortir, et ne serait-elle pas plus problématique qu'il n'y paraît ?
L'impermanence des codes, preuve de leur inconsistance
Le goût pour les couleurs bleue et rose n'est pas inné, mais bien, acquis. Pour preuve, les diverses modes les concernant durant l'histoire. Au Moyen Âge, le bleu était réservé aux femmes, en référence au manteau bleu de la sainte Vierge et à sa pureté. Et le rose, un rouge atténué finalement, était attribué aux hommes, car il symbolisait force et virilité.
Un renversement des attributions s'est ensuite opéré pour plusieurs raisons, comme l'expliquait la journaliste Giulia Foïs dans "Pas son genre" : "Sauf que, entre autres choses évidemment, rien ne s’expliquant jamais par un seul facteur, au XVIIIe siècle, La Pompadour s’entiche du rose, se met à en porter, à s’en farder. Ça n’est pas très étonnant quand on connaît l’esprit, la culture, la soif de liberté de la marquise, qui donne, d’ailleurs, son nom à une Rose. La favorite du roi est autant admirée que détestée. Devenant sa couleur, le rose se met à incarner la futilité, la versatilité, la manigance et la fausseté." On imagine ainsi aisément le revirement à venir...
Quant aux bébés et aux enfants, ils étaient à l'époque habillés le plus souvent en blanc, symbole de pureté et d’innocence. Et avec du linge facile à laver, en faisant bouillir ensemble sans risque de déteindre !
Pour les bambins, les choses ont changé assez récemment – il y a quelques décennies. Emmanuelle Berthiaud, historienne, spécialiste de l’histoire des femmes, expliquait sur France Culture : "Il faut attendre les années 1930 avec le développement du marketing, et la possibilité d’avoir des vêtements qui supportent de nombreux lavages et qui vont être accessibles aux catégories populaires, pour que cette mode commence à se répandre dans les pays européens." Mais le véritable déploiement mondial de la généralisation du rose pour les filles et du bleu pour les garçons a lieu dans les années 1980.
Les années 1980, retour du conservatisme
C'est surtout depuis les années 1980 que le rose et le bleu sont vraiment réservés pour des genres définis, avec l'invention de l'échographie fœtale, qui permet de savoir le sexe avant la naissance, et le développement d'un marketing poussant à acheter plus de vêtements.
Manuela Spinelli, maîtresse de conférences à l'Université Rennes 2 et spécialiste des études de genre, co-fondatrice de l'association Parents et Féministes, nous explique que ces deux paramètres ne sont pas les seuls à expliquer le succès de cette attribution nouvelle des couleurs : "On parle souvent de la question du marketing, et c'est vrai que c'est un choix de marketing, le fait d'utiliser le rose un peu partout. Mais il faut aussi se rappeler que c'est un moment où on a ce qu'on appelle le retour du bâton – le backlash. Après les avancées féministes des années 1970, on a une société qui freine et qui met en place aussi un système un peu plus conservateur. Dans les années 1980, par exemple, des études ont été publiées selon lesquelles le cerveau des filles était poussé de façon innée vers le rose."
Cette nette distinction entre les couleurs des habits est donc relativement récente et tout à fait culturelle. Cela a bien entendu fait l'objet d'études sérieuses (cette fois !), comme l'expliquait Jean-Gabriel Causse, écrivain et designer, dans l'émission Grand bien vous fasse : "Il y a des scientifiques qui se sont fait payer des voyages partout dans le monde. Ils ont été voir les peuples les plus reculés pour savoir si ceux qui n'étaient pas influencés par la culture occidentale voyaient une différence entre bleu et rose. Et donc ils ont été chez les Papous, etc. Et les enfants papous ne font aucune différence entre le bleu et le rose. Garçons comme filles, ils aiment autant ces deux couleurs."
Des normes et stéréotypes qui enferment
Ranger, classer, suivre des codes, ça peut être tout à fait rassurant. Mais que disent ces distinctions de couleurs finalement ? Que les bébés filles et les bébés garçons auraient déjà des caractéristiques différentes dès leur naissance. Que le rose, associé à la douceur désormais – mais également couleur la moins aimée des Français et Françaises, coïncidence ? –, serait plus seyant pour les filles que pour les garçons. C'est une binarité qui enferme et qui réduit finalement le champ des possibles, sans que cela ne soit dit.
De plus, comme nous l'explique Manuela Spinelli, cette distinction se base sur une échelle de valeurs, qui place les filles en bas : "Il y a une hiérarchie, dans le sens où le rose est considéré comme la couleur des filles, beaucoup plus que le bleu est considéré comme la couleur des garçons. On le voit parce que le bleu fait partie des objets ou des vêtements pour filles aussi. L'inverse n'est pas vrai. Si on a un petit garçon qui utilise un objet ou un vêtement rose, ça va être sanctionné. Le problème, aujourd'hui encore, c'est que tout ce qui est féminin est en quelque sorte dévalorisé et dévalorisant." L'on entend encore souvent des garçons ne pas vouloir utiliser d'objets roses, car "c'est pour les filles, c'est nul".
Si un garçon met un pantalon rose, le problème n'est bien sûr pas la couleur rose en elle-même, mais c'est le fait qu'il puisse ressembler à une fille. Il sera, selon Manuela Spinelli, sanctionné pour deux raisons : "La première, c'est qu'on est dans une société qui est fortement binaire et toute transgression est sanctionnée. Donc on est obligé d'appartenir à un seul groupe. Et si on veut passer dans l'autre groupe ou prendre des éléments qui, selon la société, appartiennent à l'autre groupe, on est tout de suite recadré. Et puis, deuxième raison, cette dévalorisation de ce qui est considéré comme féminin."
Cette binarité imposée est donc problématique pour le bien-être des enfants et pour l'égalité filles-garçons, mais aussi pour des raisons de surconsommation, dans une période de hausse du pouvoir d'achat notamment.
Un problème économique et écologique
Dans une fratrie, on a des objets qui ne peuvent pas passer du frère à la sœur ou vice-versa. On est fortement incités, pour se conformer aux attentes, de les racheter en double. Donc il y a aussi un poids économique et environnemental conséquent, et tout à fait évitable.
Il y a également beaucoup de jouets, ou même des objets, comme par exemple les trottinettes, qui dans certains magasins n'existent qu'en rose et en bleu, de sorte qu'ils ne puissent pas passer de fille à garçon dans une famille, avec pour finalité que l'objet soit racheté.
Manuela Spinelli voit dans ce sujet un problème d'ampleur : "On voit aussi à quel point on vit dans une société qui est intersectionnelle, c'est-à-dire qu'une problématique qui est liée au genre, en réalité, appuie aussi une valeur qui est liée à la classe sociale et à l'environnement."
En sachant cela, on ne peut pas non plus, en tant parents, frustrer des enfants imprégnés de normes et de stéréotypes, et risquer de les mettre au ban de leur sociabilité, à l'école notamment.
Quand on est parents, que faire ?
Ce n'est néanmoins pas facile pour les parents qui souhaitent habiller leurs enfants sans marqueurs de genre. Comme l'écrivait la journaliste Lucile Bellan, dans Petit traité d'éducation féministe (Leduc), "Les futurs parents qui précisent qu'ils ne veulent pas de cadeaux de naissance roses et bleus passent toujours un peu pour des emmerdeurs. Et ceux qui laissent leurs enfants sortir des carcans du genre se voient taxer d'excentriques ou de laxistes."
Dans un mouvement inverse, d'autres parents s'appuient sur les demandes des enfants, pour justifier le bien-fondé d'une norme établie, avec des phrases du type : "Ma fille aime le rose et les paillettes depuis toute petite." Les plus jeunes sont aussi baignés dans des œuvres de fiction où les représentations sont très genrées. Pour exemple, dans la très populaire série animée Pat'Patrouille, la seule fille, Stella, est habillée entièrement en rose, pour bien marquer son genre. Manuela Spinelli précise : "On voit aussi que les enfants intègrent le poids des stéréotypes dans le sens où ils savent ce que les adultes attendent d'eux et d'elles."
Beaucoup de parents laissent leurs enfants décider de la façon dont ils s'habillent, pour respecter leurs goûts même si ceux-ci sont orientés, et pour ne pas prendre le risque qu'ils soient moqués. Et peu à peu, beaucoup de ces derniers, totalement imprégnés de stéréotypes, réclament des robes de princesse roses chez les filles, et des pantalons et sweats bleus ou noirs chez les garçons. L'idée n'est pas de contraindre les enfants à porter tel ou tel habit, ou telle ou telle couleur, mais bien de les faire évoluer dans un univers où ils sentent qu'ils sont libres, qu'ils ne seront pas enfermés dans un type de vestiaires, ne seront pas jugés si leurs préférences semblent sortir des normes actuelles.