Six mois après son agression, Salman Rushdie défie toujours la mort, la haine et les mots
Par Olivier Bénis
L'écrivain britannique, respecté en Occident et détesté par les islamistes radicaux d'Iran ou du Pakistan, publie son nouveau roman "Victory City", achevé peu avant l'agression qui a failli lui coûter la vie en août 2022. Dans une interview au New Yorker, il raconte ses souffrances et ses espoirs.
"J'ai connu mieux, mais vu ce qui s'est passé, je ne vais pas si mal", lance l'auteur des "Versets sataniques". Le 12 août dernier, juste avant de prendre la parole lors d'une conférence dans l'État de New York, Salman Rushdie était violemment attaqué au couteau par un jeune Américain, soupçonné d'être un partisan de l'Iran chiite. Une dizaine de coups de couteau, six semaines à l'hôpital, de graves blessures au foie et à l'œil, quelques heures sous respirateur artificiel... Et à son réveil, des mots, et même des plaisanteries, de la part de celui qui en a fait une arme et un bouclier.
Si Salman Rushdie était un fugitif depuis la fatwa lancée contre lui en 1989, il est aujourd'hui un authentique survivant. Et il en porte les stigmates : la photo qui illustre le long article que lui consacre le New Yorker (en accès libre et en anglais) le montre le visage encore marqué par les blessures, un verre noir devant son œil droit. Salman Rushdie a perdu la vue de cet œil, et l'usage d'une main. La photo du New Yorker lui semblant un peu trop dramatique, il a lui-même publié un autre cliché pour montrer "plus prosaïquement, à quoi il ressemble vraiment".
Syndrome post-traumatique et écriture bloquée
Mais ce qui l'inquiète le plus, c'est d'avoir peut-être perdu la faculté d'écrire. S'il sort un nouveau roman, "'Victory City", il l'a en fait achevé avant sa tentative d'assassinat, et reconnaît depuis qu'il lui est "très, très difficile d'écrire". "Je m'assois pour écrire et il ne se passe rien ; j'écris, mais c'est un mélange de vide et d'âneries, des choses que je rédige et que j'efface le lendemain", confie-t-il. "Je ne suis vraiment pas encore sorti de cette forêt."
L'écrivain dit souffrir de syndrome post-traumatique, mais garde espoir. "J'ai toujours fait beaucoup d'efforts pour ne jamais me donner le rôle de victime", explique-t-il. "Je ne me suis jamais autorisé à utiliser l'expression 'angoisse de la page blanche' [writer's block', en anglais, NDLR]. Une des choses qu'on sait quand on a 75 ans et qu'on a déjà écrit 21 livres, c'est que si on continue à essayer, quelque chose finira par arriver." Et de se dire reconnaissant envers son thérapeute, qu'il voyait déjà avant le drame, mais qui a désormais "BEAUCOUP de travail à faire",
"Maintenant que j'ai failli mourir, tout le monde m'aime !"
Dans son entretien avec le rédacteur en chef du New Yorker, Salman Rushdie n'a rien perdu de sa combativité ni de son humour. Quand il évoque ceux qui ces dernières années auraient préféré le voir mort, il plaisante : "Les gens n'aimaient pas que je sois en vie, parce que j'aurais dû mourir. Maintenant que j'ai failli mourir, tout le monde m'aime ! C'était ça mon erreur, au départ. Non seulement, je vivais, mais j'essayais de vivre bien. Grosse erreur. Après 15 coups de couteaux, c'est bien mieux."
Une paix retrouvée mais qui n'allait pas de soi : "Il y a eu des cauchemars, mais ils sont moins fréquents. Je vais bien. Je peux me lever et marcher. Enfin, quand je dis que je vais bien... Il y a des morceaux de mon corps qui nécessitent une surveillance constante. C'était une attaque colossale."
Dans "Victory City", le romancier raconte l'histoire de Pampa Kampana, une orpheline dotée de pouvoir magiques qui va créer puis voir tomber la ville de Bisnaga ("La Ville de la Victoire"), dont l'objectif est de "donner aux femmes une place égale dans un monde patriarcal", selon son éditeur Penguin Random House. Le roman s'achève par cette phrase : "Les mots sont les seuls vainqueurs." Et Salman Rushdie tente toujours, au rythme de sa convalescence, de les servir au mieux.
"Victory City" sera disponible en France en septembre, chez Actes Sud.