Solness le constructeur
de Henrik Ibsentexte français Michel Vittozmise en scène Alain Françonavec Gérard Chaillou Docteur Herdal, Adrien Gamba-Gontard Ragnar Brovik, fils de Knut Brovik, Adeline D’Hermy de la Comédie-Française, Hilde Wangel, Agathe L’Huillier Kaja Fosli, Michel Robin Knut Brovik, Dominique Valadié Aline Solness, femme de Halvard Solness et Wladimir Yordanoff Halvard Solness
La pièce
Au moment de l’écriture de Solness le constructeur, en 1892, Ibsen est un artiste âgé, mondialement reconnu, qui, après plus de vingt ans d’exil, vient de rentrer définitivement en Norvège où il est accueilli en héros national tout en étant violemment critiqué par une nouvelle génération d’artistes qui veulent imposer d’autres formes dramatiques.Le retour géographique n’est certainement pas exempt d’un retour sur soi dont la pièce se fait intensément l’écho: Solness, un homme d’une cinquantaine d’années, construit des “foyers pour les hommes” après avoir été un constructeur d’églises. Mais, alors que sa réussite et sa renommée sont désormais solidement établies, il est rongé par la peur que la jeunesse “frappe à sa porte” et lui demande de céder sa place. La pièce s’ouvre et s’achèvera sur une question centrale, et pour Solness et pour Ibsen, tous deux bâtisseurs d’oeuvres: Quelle est la valeur de ce qui a été construit ? Cela méritait-il qu’on lui sacrifie tout le reste ?
Comme dans beaucoup de pièces d’Ibsen, le drame convoque un passé enfoui qui vient réinterroger la valeur du présent et permettre ou empêcher un possible futur. Dans Solness, le passé refait surface sous les traits d’une jeune femme, Hilde, venue demander au constructeur de tenir la promesse qu’il lui avait faite dix ans plus tôt: lui construire un royaume de princesse. La tension entre le réel et l’imaginaire s’enracine dès lors dans ce passé qui exige à la fois des comptes et des rêves, oblige à regarder en face l’état des fondations tout en ouvrant sur la possibilité de l’élévation d’une construction nouvelle. La confrontation avec la vérité de ce qui est, impose aux personnages de se tenir constamment à la crête du présent jusqu’à en avoir le vertige.Ce sont cette puissance et cette intransigeance avec lesquelles Ibsen construit ses drames qui guident le travail d’Alain Françon. Après avoir mis en scène Hedda Gabler, Le Canard sauvage et Petit Eyolf, il poursuit son dialogue sensible avec la radicalité de l’auteur norvégien.Adèle Chaniolleau

Le tragique quotidien
Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le sentir, mais il n’est pas aisé de le montrer, parce que ce tragique essentiel n’est pas simplement matériel ou psychologique. Il ne s’agit plus ici de la lutte déterminée d’un être contre un être, de la lutte d’un désir contre un autre désir ou de l’éternel combat de la passion et du devoir. Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre.Il s’agirait plutôt de faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée.

[...]Il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous la lampe, écoutant sans le savoir toutes les lois éternelles qui règnent autour de sa maison, interprétant sans le comprendre ce qu’il y a dans le silence des portes et des fenêtres et dans la petite voix de la lumière, subissant la présence de son âme et de sa destinée, inclinant un peu la tête, sans se douter que toutes les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-même soutient au-dessus de l’abîme la petite table sur laquelle il s’accoude, et qu’il n’y a pas un astre du ciel ni une force de l’âme qui soient indifférents au mouvement d’une paupière qui retombe ou d’une pensée qui s’élève, – il m’est arrivé de croire que ce vieillard immobile vivait, en réalité, d’une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une victoire ou “l’époux qui venge son honneur”.On me dira peut-être qu’une vie immobile ne serait guère visible, qu’il faut bien l’animer de quelques mouvements et que ces mouvements variés et acceptables ne se trouvent que dans le petit nombre de passions employées jusqu’ici. Je ne sais s’il est vrai qu’un théâtre statique soit impossible. Il me semble même qu’il existe. [...]Maurice Maeterlink, Le Trésor des humbles, Labor, 1998, p. 151 et 156