Soupçons de "maltraitances", "défaut de suivi médical" : enquête sur un décès suspect dans un Ehpad de Clamart

Publicité

Soupçons de "maltraitances", "défaut de suivi médical" : enquête sur un décès suspect dans un Ehpad de Clamart

Par
Christine a placé sa mère, Huguette, dans l'Ehpad Korian Bel'Air de Clamart, en juillet 2017.
Christine a placé sa mère, Huguette, dans l'Ehpad Korian Bel'Air de Clamart, en juillet 2017.
- Capture d'écran / Korian

Deux ans après son placement dans l'établissement pour personnes âgées dépendantes Korian Bel'Air de Clamart (Hauts-de-Seine), Huguette est décédée. Sa fille, Christine Lallement, porte plainte contre le groupe Korian et l'Ehpad, convaincue que sa mort "prématurée" est due à "un défaut de suivi".

Depuis le décès de sa mère, Huguette, à l'âge de 88 ans, Christine Lallement se bat pour faire reconnaître la responsabilité qui pèse, selon elle, sur l'Ehpad Korian Bel'Air de Clamart, dans les Hauts-de-Seine. Ces dernières semaines, elle a fait deux déclarations à l'Agence régionale de santé (ARS), déposé deux mains courantes au commissariat et intenté une procédure contre le médecin traitant qui suivait sa mère pendant son séjour. Mardi, elle a déposé plainte auprès du procureur de la République "contre le groupe Korian, et plus précisément, contre l'Ehpad". Car elle en est persuadée :

Ma maman est décédée prématurément, à cause de mauvais traitements.

Publicité

En deux ans de résidence dans cette maison de retraite médicalisée privée, Christine dit avoir vu l'état d'Huguette se dégrader progressivement. Sa mère est rentrée en juillet 2017 à l'Ehpad Korian, elle est décédée à l'hôpital en août 2019. Au fil des visites, "j'ai vu ma maman dépérir de mois en mois", témoigne-t-elle. 

Lors de ses visites, Christine trouve sa mère "amaigrie", parfois "trempée d'urine". Une autre fois, elle découvre qu'Huguette présente une fracture à l'épaule après une chute survenue deux jours plus tôt. Finalement, Huguette décède à la suite d'une pneumopathie d'inhalation, "mal soignée", selon Christine qui n'est jamais parvenue à obtenir le dossier médical de sa mère malgré de nombreuses requêtes en ce sens.

Contacté, le directeur de l'Ehpad a repoussé plusieurs rendez-vous téléphoniques, avant de se rétracter. C'est finalement un autre homme, appelant à partir d'un numéro masqué et se présentant comme "le porte-parole de l'Ehpad Korian Bel'Air", qui nous a contacté, refusant de répondre précisément à nos questions. Ultime confirmation du service communication du groupe Korian : "Comme vous l'a indiqué le porte-parole de la maison Bel'Air, nous ne pouvons pas vous donner d'éléments".

Une "résidence de luxe"

C'est en 2017 que Christine place sa mère, Huguette, dans l'Ehpad médicalisé Korian Bel'Air de Clamart. Les médecins estiment qu'elle doit être surveillée de près. "J’ai trouvé la résidence super sympa, jolie, un très bon accueil, un très bel endroit. J’étais donc presque sereine de l’installer là, même si ce n’est jamais un plaisir. Ça me paraissait réglé comme du papier à musique", se souvient Christine.

Un placement qui "coûte cher" : 124 euros par résident et par jour. Pour un niveau de dépendance comme celui de sa mère, il faut ajouter 17,52 euros par jour. Faute de moyens, une partie de cette somme est prise en charge par le conseil général du Val-de-Loire, d'où Huguette était originaire. En échange, le site internet de la résidence affiche des promesses : "une équipe soignante à l'écoute", "un projet de soin individualisé, qui permet un accompagnement quotidien fondé sur le respect de la personne âgée". On y trouve même un "service beauté sur demande" et un "salon de coiffure".

Des "petites négligences" aux "mauvais traitements"

Les semaines passent. "Il ne faut juste pas monter dans les étages et venir régulièrement", soupire Christine, amère. Elle et sa sœur rendaient visite à Huguette "chaque semaine". Elle affirme que, "dès les premiers mois, il y avait des petites choses qui attiraient son attention", comme des vols, des oublis de repas, des médicaments du soir donnés le matin.

Face à ce qu'elle voit comme des "petites négligences", Christine enchaîne les mails et les appels à la direction. "Mais ça a surtout commencé à partir du moment où [Huguette] a été de moins en moins autonome", ayant besoin d'aide dans tous les actes de la vie quotidienne. Au point qu'elle aurait subi des "mauvais traitements", selon les mots de sa fille, qui parle de "négligences" concernant sa propreté et ses repas.

C'est un incident en particulier qui met Christine en "état de choc". Le 30 juillet dernier, aux alentours de 11 heures, "je la retrouve pleine d'urine et à moitié nue sur son lit, avec des restes de nourriture de la veille et du petit déjeuner du matin qui ont dégouliné le long de sa bouche et de son cou. Ce n’était pas la première fois, mais c’est la fois où ça m’a le plus choquée", se souvient Christine qui a conservé une photo de sa mère dans cet état. 

Un personnel "à flux tendu"

"À l’étage, nous sommes trois pour 25 résidents. La nuit, il y a trois soignants pour toute la maison [de quatre étages, NDLR]", réagit Odette Wandji, déléguée syndicale du personnel de l'établissement et auxiliaire de vie à l'étage où se trouvait la chambre d'Huguette. "Pour faire la toilette du matin, il faut qu'on termine le petit-déjeuner de tous les résidents de l'étage", explique Odette Wandji, qui s'est occupée d'Huguette. C'est dans ce laps de temps qu'Huguette "a pu faire des renvois", suggère-t-elle. Quant à l'urine, "la fille de nuit change les résidents entre 5h30 et 6 heures, celles 'du jour' arrivent à 8 heures pour le petit-déjeuner".

La montre joue aussi sur le rythme des repas, observe Christine :

Ça me faisait mal au cœur de voir les cuillerées qu’on leur mettait pour que ça aille vite. 

"Elles n'ont pas le temps de prendre le temps", analyse Albert Papadacci, représentant du personnel CGT à Korian. Les repas, "c'est parfois 10 ou 15 minutes par résident dans la plupart des Ehpads, c'est à flux tendu", résume-il. Odette Wandji, elle, assure n'avoir "jamais assisté de près ou de loin à une situation de maltraitance" envers Huguette. Elle estime s'être personnellement "toujours bien occupée" d'elle.

La chute

En raison de ses multiples AVC, Huguette avait progressivement "perdu l'usage de la parole". Le 30 octobre 2018, lors d'une visite, "je retrouve maman avec une très mauvaise mine, j'appelle donc un personnel de la maison de retraite (...) et lui demande de prendre sa température", relate Christine. Elle remarque alors une bosse sur le front de sa mère, puis elle s'aperçoit que sa mère présente un "gros hématome" au bras droit.

Lors d'une de ses visites, Christine a découvert un hématome sur la bras de sa mère, Huguette.
Lors d'une de ses visites, Christine a découvert un hématome sur la bras de sa mère, Huguette.
- Christine Lallement

Christine demande des renseignements sur l'état de sa mère. "Je sens beaucoup de gêne. Le cadre infirmier arrive et me dit :'Votre maman est tombée, nous l'avons auscultée, elle n’avait rien de grave car elle ne s'est pas plainte'. La pauvre ne parle pas donc ne se plaint pas", s'étrangle Christine. Quant au "bras bleu", "c'est sûrement les anticoagulants", lui aurait répondu l'infirmier. Inquiète, elle "exige qu'on appelle une ambulance".

La radio révèle "une fracture déplacée" au niveau de l'épaule. Le dossier médical d'Huguette, rédigé par l'hôpital Percy de Clamart où elle est alors prise en charge indique que la patiente a été "adressée par Bel Air pour impotence fonctionnelle suite à une chute du 28 octobre en revenant des toilettes, retrouvée au sol". La chute s'est donc produite deux jours avant cette visite. 

Huguette a été prise en charge à l'hôpital Percy, situé en face de Korian Bel'Air. La radio révèle une fracture.
Huguette a été prise en charge à l'hôpital Percy, situé en face de Korian Bel'Air. La radio révèle une fracture.
- Christine Lallement

Christine fait part de son indignation : 

Ma maman est restée 48 heures dans la douleur et sans soin.

Elle envoie un mail à l'établissement : "L'hématome de la tête aurait déjà dû vous alerter, car comme vous le savez, le traitement anticoagulant de maman aurait pu lui être fatal et provoquer également une hémorragie intracrânienne. Cela ne vient pas de moi mais de la conclusion de l'hôpital Percy."

À son retour de l'hôpital, Huguette est "mise dans un fauteuil coque, et elle n’a plus jamais marché". 

Un suivi médical défaillant ?

Le jour de la chute, "je n’étais pas là", indique la déléguée syndicale du personnel de l'établissement, Odette Wandji : "Je ne sais pas ce qu’il s'est passé". La chute d'Huguette s'est produite un dimanche. "Le week-end, ils avaient beaucoup de vacataires et ils mettaient toujours ça sur leur dos", fustige Christine.

Cette prise en charge tardive est-elle liée à un défaut de transmission ou d'encadrement ? Selon nos informations, le cadre de santé était rarement présent. Les transmissions "écrites et orales", se déroulent quant à elles au moment des "roulements" entre équipes de nuit et de jour, à 7h30 et 19h30, détaille Odette Wandji.

Sur son site internet, l'établissement met en avant "un suivi régulier de l'état de santé des résidents" qui est "assuré par le médecin coordinateur qui supervise la cohérence du parcours de soins et l'infirmier coordinateur, en relation avec le médecin traitant du résident". Pourtant, selon une source proche de Korian Bel'Air, depuis la démission du dernier médecin coordinateur, fin septembre, le poste ne serait plus occupé. Une information que l'ARS n'a pas pu confirmer ou infirmer. L'établissement, lui, n'a pas souhaité nous renseigner.

Un médecin traitant "fantôme" ? 

Quant au médecin traitant, Christine l'accuse d'avoir "facturé des consultations fantômes". Elle a d'ailleurs décidé de saisir le Conseil national de l'Ordre des médecins. Elle a été convoquée devant une Commission de conciliation le 25 septembre, mais le médecin n'a pas fait le déplacement. Nous avons parlé au médecin mais il a refusé de répondre à nos questions. C'est le manque de visites de ce médecin qui, selon Christine, est en grande partie responsable de la dégradation de l'état de santé d'Huguette :

Le médecin traitant rédigeait des ordonnances, par téléphone, sans même se déplacer.

"Il devait normalement passer tous les mois pour donner les traitements à ma maman parce qu’elle était cardiaque. Je ne l'ai jamais rencontré", déclare-t-elle, estimant que plusieurs de ses prescriptions n'étaient "pas adaptées".

Le 9 août dernier, "cela a été fatal. Ma maman était encombrée des bronches. Là encore, c'est moi qui ai demandé à ce que l'on fasse passer le médecin traitant pour l'ausculter. Je pensais que cela avait été fait puisqu'elle était sous antibiotiques depuis 15 jours. Puis, un soir une infirmière me téléphone pour me dire que ma maman n'était pas très en forme. Elle me demande si l'on doit appeler une ambulance, bien entendu je dis oui. Je rejoins ma maman à l'hôpital Antoine-Béclère où l'on me dit que ma maman est mourante", raconte Christine. Après son arrivée à l'hôpital : 

Elle a tenu un jour et demi, un œdème pulmonaire l'a emportée.

Dans le dossier médical d'Huguette, rédigé à l'hôpital, il est indiqué : "Patiente faisant de fausses routes avec hospitalisation fréquente pour pneumopathie d'inhalation". On y apprend également qu'elle recevait des antibiotiques et un dérivé de cortisone depuis quelques jours. Un traitement "inadapté" et relevant plus de la "bronchite", estime Christine.

Où est passé le dossier médical ?

Persuadée que la dégradation de l'état de santé de sa mère et son décès sont dus à un "défaut de suivi médical", Christine n'a eu de cesse, pendant plusieurs mois, de réclamer son dossier médical constitué par l'Ehpad Korian Bel'Air. Elle n'est jamais parvenue à l'obtenir. Un personnel de l'établissement lui aurait même révélé qu'il n'existe pas, si ce n'est des ordonnances et des résultats d'examens complémentaires. Aucune observation écrite lors des venues du médecin traitant ne s'y trouverait.

L'hôpital Percy, dans lequel Huguette a été examinée plusieurs fois et hospitalisée, nous indique que son propre dossier de suivi n'a jamais été réclamé par l'Ehpad. "Normalement c’est à la maison de retraite de faire une demande (...) pour compléter son propre dossier interne sur la résidente", nous précise l'hôpital.

Ce dossier, Christine souhaiterait le consulter, notamment pour connaitre l'évolution de la courbe de poids de sa mère, qui selon elle a perdu dix kilos en un an. La faute, d'après elle, à des oublis de repas récurrents, et à un régime alimentaire "très light". "Que peut-on faire quand les résidents refusent de manger ?", demande Odette Wandji, qui rappelle qu'Huguette "avait une prescription de compléments alimentaires" et assure qu'elle était bien "pesée tous les mois". 

"On a l’impression que le taux d’occupation compte plus que le bien-être des résidents__", complète un ancien membre du personnel.

Christine, elle, se dit "triste et en colère".

Je m'en veux beaucoup. Je me dis que c’est moi qui ai envoyé ma mère à la mort, mais vraiment en toute confiance.

Selon l'Agence Régionale de Santé, depuis 2013, l'établissement aurait fait l'objet de "plusieurs réclamations, dont deux anonymes". La dernière inspection de l'ARS date de 2016. Une autre a été menée par le Conseil départemental en 2017, suivie d’une visite de contrôle en 2018. Au cours de ces inspections, plusieurs points d'améliorations auraient été signalés, "notamment sur le dispositif d'appel des résidents". Selon l'ARS, ils "ont dans la foulée été mis en œuvre au sein de l’établissement". Une nouvelle inspection de l’Ehpad serait "en cours de programmation" pour 2020.