En octobre dernier, au cours des Rencontres Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, le public a fait un choix déroutant : il a primé un reportage photo d’une décapitation en Syrie. Du côté des professionnels, la pilule a eu du mal à passer.

Grande émotion à l’ouverture de la cérémonie du Prix Bayeux-Calvados 2014 : les parents de James Foley sont présents pour soutenir une profession de plus en plus en danger, sur les zones de conflits. Didier François , enlevé dans le nord d’Alep , lors d’un reportage sur les armes chimiques utilisées par le régime de Bachar Al-Assad , puis libéré en avril 2013, parle de son confrère : « James Foley était un pilier du groupe. On ne survit jamais seul dans ce genre de situation (…) Son sujet n’était pas la guerre : son sujet était l’Homme. »
John Randal , correspondant de guerre américain pour le Washington Post et président du jury cette année, précise : « Maintenant, les journalistes ne sont plus témoins : ce sont des cibles ». Des propos réitérés plus tard, par la journaliste britannique Lyse Doucet , de la BBC News , primée pour le prix « télévision format court » avec son reportage sur Yarmouk, en Syrie : « Ce sont les journalistes qui sont les sujets des reportages aujourd’hui. »
C’est dans cette ambiance lourde que le Prix du Public , parrainé par l' Agence Française pour le Développement, a été remis, en fin de cérémonie, au photographe turc Emin Özmen pour son reportage photo intitulé « Syrie : La barbarie au quotidien » . Des images montrant des décapitations en Syrie, en août 2013, d’une telle violence que les organisateurs préfèrent ne pas diffuser la totalité du reportage devant le public présent à Bayeux.
Le photographe explique, via son interprète, les conditions de réalisation de ce reportage :
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« C’était mon huitième voyage en Syrie, en août 2013, période où Bachar Al-Assad commençait à utiliser des armes chimiques sur sa population. J’espérais que la communauté internationale intervienne dans ce conflit. J’étais au nord de la Syrie, en attendant de voir si des frappes de allaient avoir lieu. J'étais dans un village, au nord du pays, où les habitants s’étaient réunis sur une place publique. J’étais accompagné de deux soldats turkmènes et deux soldats arabes, pour ma protection. Nous avons demandé ce qui se passait : quatre soldats du régime d‘Assad allaient être exécutés. J’ai dit que je voulais faire des photos. Ils ont hésité. Finalement, j’ai obtenu leur autorisation.»
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J’étais journaliste. Sur place. Je ne pouvais pas faire demi-tour.
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« Ils m’ont installé au premier plan de l’exécution. J’ai capturé ce qui se passait. Mais je n’ai même pas regardé. Avant la troisième exécution, ils m’ont pris mon matériel et sont partis avec. Ils me l’ont ensuite rendu, et j’ai continué. Le lendemain, j’ai quitté la Syrie. »
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Le journal pour lequel travaillait Emin Özmen, à ce moment-là, refuse de les publier. Finalement, le Time en publie quelques unes, tout comme l’hebdomadaireParis Match . Le prix accordé à ce reportage a provoqué une certaine incompréhension des professionnels de ce milieu. Le photographe indépendant syrien Ammar Abd Rabbo écrit une tribune, quelques jours plus tard : « Pourquoi je n’ai pas apprécié le prix du public ».
« On peut être contre, sans pour autant donner à voir »
Ammar faisait partie du jury de professionnels de Bayeux, qui ont réalisé la pré-sélection d’une dizaine de reportages photo, sélection proposée par la suite au public pour le vote. Il revient avec nous sur certains points qui l’ont choqué. Fallait-il proposer le reportage « contesté » dans la pré-sélection ? « Je pensais, avant la remise des prix, que ce reportage ne pouvait pas gagner , commence Ammar.Certains pensaient qu’il avait sa place dans la pré-sélection car il était symptomatique de ce qui se déroule en Syrie, de la dégradation du climat politique et militaire, il permettait de poser des questions sur les limites ce que l’on peut montrer ou non. »
►►► VOIR || Le reportage d'Ammar Abd Rabbo sur Alep, en Syrie __
Mais pour ce photographe syrien, les conditions du reportage sont pour le moins troubles : « Je m’étais moi-même rendu plusieurs fois dans cette région, au nord de la Syrie, vers Alep. »
Je ne sais pas dans quelles conditions ces photos ont été faites mais on ne peut pas croiser Daesh par hasard. Avec eux, c’est toujours de la communication, ils n’aiment pas les journalistes. C’est très loin de notre métier, où nous sommes censés recouper les faits, chercher à comprendre qui a condamné les victimes et pour quelles raisons.
« On a ici recours au procédé de « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. »» Ce genre de reportage occulte la réalité syrienne : les bombardements quotidiens lancés par les troupes de Bachar Al-Assad qui ont tué des dizaines de milliers de morts . Et sur la question de la censure : je n’ai jamais vu de viol d’enfant, pourtant, je sais que c’est horrible. Nous pouvons donc être contre plein de choses sans pour autant donner à voir » finit Ammar Abd Rabbo.
►►► RÉÉCOUTEZ || Journalisme de guerre : peut-on montrer toutes les images ?
« Il a eu une contrainte : il aurait pu se faire tuer »
Au moment où ces photographies sont publiées dans Paris Match, en 2013, le photographe préférait alors rester anonyme. L’équipe du magazine reconnaît deux personnages, sur les photos. Le journal fait des recherches et conclut que ces décapitations sont exécutées par l’armée libre syrienne, via le tribunal d’Alep.
Chez les professionnels, on redoute surtout que ce reportage ait été réalisé sous la contrainte . Mais pour Régis Le Sommier, directeur adjoint de Paris Match , « de la même façon que quand Didier François ou Nicolas Hénin racontent leur détention, ce sont quand même des journalistes qui parlent. » Il conclut :
Nous ne sommes pas face à une vidéo fournie directement par un groupe islamique. C’est un photographe reconnu, qui travaille pour une agence. Il a eu une contrainte : il aurait pu se faire tuer. Ce qu’il a montré, les ravisseurs ont voulu que ce soit montré. Si l’un de nos reporters s’était retrouvé là-dedans, nous l’aurions publié aussi.