Télétravail : pourquoi on ne reviendra jamais totalement en arrière

Publicité

Télétravail : pourquoi on ne reviendra jamais totalement en arrière

Par
Certains salariés veulent continuer le télétravail
Certains salariés veulent continuer le télétravail
© Getty - Justin Paget

À partir de ce mercredi, les salariés vont pouvoir revenir progressivement au bureau. Mais est-ce pour autant la fin du télétravail ? Certaines entreprises devraient conserver une organisation hybride, jusqu’à la rentrée, voire au-delà.

C’est le retour du petit café à la machine. Les salariés vont pouvoir aller au bureau un peu plus régulièrement à partir de ce mercredi 9 juin. Pas encore à 100% – le gouvernement souhaite que le télétravail se maintienne – mais les employeurs ont la main pour ajuster le curseur et définir un nombre minimal de jours travaillés à la maison. Pour certains salariés, c’est une bonne nouvelle, la fin d’un isolement qui commençait à peser. 

"Ce sont des choses dont on ne se rendait pas forcément compte avant", confirme Sébastien Massart, chef d’équipe au sein du cabinet de conseil en transformation digitale, Octo Technology, "l’importance d’échanger, de parler de ce qu’on ressent, des réussites, des douleurs aussi. En télétravail, il y a cette barrière de l’écran qu’on n’arrive pas toujours à dépasser." Il y a donc les salariés heureux de retrouver un peu de collectif et ceux qui appréhendent, à l’aise désormais avec le travail à la maison. 

Publicité

Une équation complexe pour les entreprises, qui penchent donc beaucoup pour la mise en place d'une organisation hybride, au moins jusqu’à la rentrée. Et certaines d’entre elle savent déjà qu’elles ne reviendront jamais au "monde d’avant."

Un retour très progressif 

Les salariés se sont habitués à travailler à la maison et les employeurs sont prudents. La situation sanitaire peut encore évoluer. Le maître-mot de cette nouvelle étape du déconfinement est donc la souplesse. À la MAIF d’ailleurs, ce n’est pas un nombre de jours de télétravail qui sera défini mais un nombre de jours de présence obligatoire : un jour par semaine seulement en juin, deux jours en juillet-août. 

"L’objectif, c’est de faire revenir les gens progressivement, à partir du 15 juin", explique la DRH Evelyne Llauro-Barrès. Les inciter à revenir, sans les contraindre trop brutalement, "simplement pour qu’ils aient retrouvé leurs marques d’ici à la rentrée de septembre." Car dans les entreprises qui ont appliqué la consigne du télétravail strictement, certains salariés n'ont pas mis les pieds dans les locaux depuis de longs mois. "Il faut retrouver le collectif. Les managers appréhendent cette période et nous ont demandé un cadre clair et commun." 

D'autant que la MAIF ne reviendra sans doute jamais à du 100% présentiel. Sa DRH anticipe une organisation hybride pérenne qui mêle travail à la maison et sur site. La compagnie d’assurance a été l’une des premières à signer un avenant à son accord télétravail, juste après le premier confinement_. "Deux tiers des salariés l’ont déjà signé et choisi des forfaits de 2 à 3 jours par semaine."_

Chez Octo technology, le chef d’entreprise dessine une organisation du travail du même type. "On proposera du télétravail jusqu’à 90% du temps", confirme Ludovic Cinquin_. "Nous sommes une entreprise du numérique. C’est ce que les salariés attendent."_

Il raconte même que certains salariés démissionnent pour rejoindre une entreprise qui a basculé dans le tout télétravail. Cette semaine chez Octo, le retour au travail ne sera donc pas massif. L’entreprise va conserver la jauge, 30% de présence, laissera la salle de restauration fermée. Tout juste le dirigeant permet-il l’organisation de plus de réunions en "présentiel".

Sébastien Massart, chef d’équipe chez Octo, prévoit aussi une journée "tribu", une journée de fête début juillet pour célébrer un départ. Une manière aussi de recréer ce lien qui a manqué aux salariés. Le nouveau protocole sanitaire en entreprise le permet d’ailleurs. "Les moments de convivialité réunissant notamment les salariés en présentiel dans le cadre professionnel peuvent être organisés dans le strict respect des gestes barrières, notamment le port du masque, les mesures d’aération/ventilation et les règles de distanciation", y est-il écrit, dans la version datée de début juin. Le protocole recommande néanmoins qu’ils se tiennent dans des espaces extérieurs et ne réunissent pas plus de 25 personnes.

Un risque de fracture sociale ?

La date du 9 juin est donc avant tout symbolique. Les entreprises, prudentes, risquent d’étaler les retours, en attendant de voir si la situation sanitaire s’améliore vraiment. Pour beaucoup, elles ont déjà enjambé l’été pour réfléchir à la manière dont s’organisera la rentrée. La crise a bousculé l’organisation du travail et pour longtemps. Jusqu’à quel point ? C’est toute la question.

Le délégué CFE-CGC de Stellantis (ex-PSA) Anh-Quan Nguyen a expérimenté la difficulté de négocier un accord de télétravail dans une entreprises où se côtoient les salariés qui peuvent télétravailler et les autres, à la production. "Il y a un vrai risque de fracture sociale", analyse t-il. "_Les intérêts sont différents, entre le personnel des usines et les collaborateurs du secteur tertiaire mais aussi entre ceux qui travaillent en province__, qui se servent beaucoup de leur voiture et ceux qui vivent en région parisienne,_ qui prennent davantage les transports en commun, pour qui l’économie est moins importante et qui souhaitent donc d’autres compensations."

Comment négocier les justes compensations avec ces revendications multiples ? Et comment faire accepter cette nouvelle organisation du travail à tous les salariés de l’entreprise ? Ce fut la difficulté, des dix mois de négociation. La CFE-CGC dit n’avoir signé que parce qu’il y a une clause de revoyure. 

La question se pose différemment dans les entreprises du numérique, plus agiles, qui expérimentaient pour certaines déjà le télétravail. Le dirigeant de Wizi, une plateforme de location immobilière, n’a pas hésité. Quinze jours après le début du premier confinement, Julien Lozano décide, avec son équipe, d’abandonner ses locaux, loués en région parisienne. "On réinvestit l’économie du loyer dans le collectif", assure-t-il. 

Après un an 100% à distance, il assure ne pas vouloir revenir en arrière. Il a même recruté une salariée en Bretagne. La seule contrainte pour tous, c’est de venir à Paris une fois par mois, pour se voir. Sur la petite vingtaine de salariés, certains ont donc déménagé, savourent l’abandon de l’open-space_. "C’est parfois dur"_, relativise Jonathan. _"J’habite dans un appartement de 25 mètres carrés à Paris, j’avoue qu’au bout d’un an et demi, ce n’est pas toujours facile."_ Son patron en est conscient, et lui a promis de lui donner la possibilité d’aller travailler, certains jours, dans des espaces de co-working.

Vers la création de "bureaux de proximité"

La généralisation du télétravail, est un nouveau marché qui s’ouvre pour ces espaces de co-working. Morning, créateur d'espaces de travail partagés, compte proposer un nouveau service dès la rentrée : de petits espaces de travail installés dans la banlieue parisienne pour les salariés qui ne vont pas au bureau mais qui n’ont pas n’ont plus envie de rester travailler chez eux. 

"Ce n’est pas toujours simple avec les enfants à la maison le mercredi après-midi, ou si son conjoint est malade", décrypte son dirigeant Clément Alteresco. Sans compter, on l’a vu, que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, entre ceux qui habitent un petit appartement et ceux qui vivent en maison, avec la possibilité de dédier une pièce à son bureau. "C’est un sujet donc vont se saisir les syndicats", parie le dirigeant. "Parce qu’il faut que l’employeur puisse garantir une certaine équité entre ses salariés."

Plusieurs grands groupes, comme Danone, réfléchissent déjà à proposer ces tiers lieu de travail à leurs salariés.  

Le marché est facile à chiffrer, estime-t-il. "Imaginons que les deux millions de personnes qui pourraient télétravailler en Île-de-France le fassent une journée par semaine. Ça ferait 500 000 personnes en télétravail par jour. Si seulement 20% d’entre elles voulaient travailler en dehors de chez elle, ça ferait déjà 100 000 bureaux de proximité à trouver et à mettre à disposition chaque jour." Plusieurs grands groupes, comme Danone, réfléchissent déjà à proposer ces tiers lieu de travail à leurs salariés. 

Le Zoom de la rédaction
4 min

Le télétravail jouera-t-il sur les salaires ? 

Le management à la pendule a-t-il vécu ? Sûrement pas partout. Mais la crise a sans doute levé certains tabous et contraint les chefs d’entreprises à accéder plus facile à la demande de télétravail. Avec toutes les questions qui y sont liées : faut-il un forfait de télétravail au mois ou au jour, pour garantir une présence des salariés dans les locaux, ne pas les "perdre de vue" ? Comment gérer la mobilité des salariés, les déménagements qui s’organisent ? Quelles compensations financières sont-ils en droit d'exiger de leurs employeurs ? Les entreprises vont-elles recruter dans un périmètre plus large, sans regarder le lieu de résidence ? Voire à l’étranger ? La question de la mise en concurrence des travailleurs et de l'émergence de "télémigrants" pourrait bien un jour se poser. 

Il pourrait aussi y avoir un effet sur les salaires ; une tentation à la modération salariale si l’employeur conçoit la possibilité de télétravailler comme un avantage. "C’est possible qu’à la marge, un salarié préfère un emploi à 1 800 euros avec du télétravail plutôt qu’un autre à 1 900 euros sans télétravail. Dans ce cas-là, le télétravail peut avoir un effet de modération salariale", confirme Cyprien Batut, économiste à la Direction générale du Trésor. 

Il s’est penché sur les conséquences économiques du télétravail, l’impact sur la productivité. "D’un côté, il peut y avoir une augmentation de la quantité de travail (temps de transport économisé) et de la productivité horaire (concentration plus grande), mais il faut faire attention aux conditions de se mise en place". D'où l'importance du dialogue social et de la négociation d'entreprise sur cette question.

"C’est un saut dans l’inconnu", reconnait la DRH de la Maif Evelyne Llauro-Barrès. "Ça fait toujours un peu peur mais ça offre de nouvelles perspectives". Et elle conclut. "Il faut qu’on aille jusqu’au bout de l’exercice. Et cela va sûrement bousculer des choses profondes que l’on ne voit pas du tout pour le moment"