Tout comprendre (ou presque) à l’affaire Karachi en 5 questions

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Tout comprendre (ou presque) à l’affaire Karachi en 5 questions

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Edouard Balladur et François Léotard en 1997
Edouard Balladur et François Léotard en 1997
© AFP - Joël Saget

Ce mardi, s’ouvre devant la Cour de justice de la République le procès d’Édouard Balladur et de François Léotard. Les deux anciens ministres sont jugés dans le volet financier de l'affaire dite Karachi, plus de 25 ans après les faits qui leur sont reprochés. Vous avez tout oublié ? On vous explique

Pourquoi parle-t-on d’affaire "Karachi" ?

Le nom de l'affaire vient de l'attentat suicide commis le 8 mai 2002 à Karachi, au Pakistan. 14 personnes sont mortes dans l'explosion d'un bus militaire, dont 11 Français qui travaillaient pour la Direction des constructions navales (DCN), à la construction d'un sous-marin Agosta.

L'instruction menée en France explore d'abord la piste d'un attentat islamiste, attribué à Al-Qaïda. À partir de 2009, de nouveaux juges, dont Marc Trévidic, travaillent sur une autre hypothèse : celle de représailles envers la France, possiblement liées à l'arrêt du versement de commissions dans des contrats d'armement, arrêt décidé en 1996 par Jacques Chirac. L'enquête sur les causes de l'attentat est toujours en cours, instruit par les magistrats du pôle anti-terroriste de Paris.

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Suite à l'exploration de cette piste financière, une autre information judiciaire est ouverte en 2011, pour abus de biens sociaux, confiée aux magistrats du pôle financier de Paris. Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire acquièrent la conviction que les comptes de campagne d'Édouard Balladur en 1995 ont été en partie financés via un système de rétro commissions illégales, sur des ventes de sous-marins au Pakistan (Agosta) et de frégates à l'Arabie Saoudite (Sawari II). C'est ce qu'on appelle le "volet financier de l'affaire Karachi", même s'il n'est ici plus question d'un lien avec l'attentat de 2002.

Pourquoi Édouard Balladur et François Léotard sont-ils jugés à part ?

Un procès dans ce volet financier de l'affaire s'est tenu en octobre 2019 devant le tribunal correctionnel de Paris. Le 15 juin 2020, six hommes ont été condamnés à des peines de deux à cinq ans de prison ferme, pour leur rôle dans ce système de commissions, dont deux intermédiaires, un industriel, et plusieurs proches des ex-ministres : Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet et chef de campagne d'Édouard Balladur, et Renaud Donnedieu de Vabres, alors chargé de mission du ministre de la Défense François Léotard. Tous deux ont été condamnés à cinq ans de prison dont deux avec sursis. Ils ont fait appel de la décision.

En France, les ministres poursuivis pour des infractions en lien avec leurs fonctions ne peuvent être jugés par un tribunal ordinaire. Voilà pourquoi Édouard Balladur et François Léotard sont renvoyés devant la Cour de justice de la République. Cette juridiction d'exception est composée de 3 magistrats, 6 députés, et 6 sénateurs; plus autant de suppléants. Un aéropage de 30 juges, qui siègeront à la première chambre de la Cour d'appel de Paris, au vieux palais de justice, jusqu'au 11 février, à raison de trois après-midi par semaine. 

Que reproche-t-on à Édouard Balladur ?

Édouard Balladur, 91 ans, est renvoyé pour "complicité d'abus de biens sociaux" et "recel" de ces délits. Il lui est reproché d'avoir facilité, en 93 et 94, la mise en place d'un réseau d'intermédiaires, dans des ventes d'armes au Pakistan et en Arabie Saoudite, dit "réseau K" avec le concours de son ministre de la défense, François Léotard. Le premier ministre aurait ensuite bénéficié d'une partie de l'argent touché par ces intermédiaires, pour financer sa campagne présidentielle de 1995.

Élément à charge principal : le versement en espèces de 10.250.000 francs sur le compte de campagne d'Édouard Balladur, le 26 avril 1995. Trois semaines plus tôt, l'intermédiaire Ziad Takieddine retirait 10 millions de francs en espèces sur un compte en Suisse, où était versé l'argent des commissions des contrats d'armement. Pour la commission d'instruction de la CJR, Édouard Balladur "ne peut raisonnablement soutenir n'avoir jamais eu le moindre questionnement sur l'origine de fonds, spécialement en espèces, venus opportunément équilibrer ses comptes".

Pour les juges, "le lien" entre la somme retirée en Suisse et  "l'abondement des comptes de campagne est évident, par le rapprochement entre les dates, le montant, l'absence d'explication cohérente d'une autre origine". 

Édouard Balladur, entendu à cinq reprises par les juges d'instruction dans ce dossier, assure qu'il n'était "informé de rien sur l'existence de commissions, de rétro commissions", et n'avait pas "les moyens de tout contrôler". Il devrait être présent au premier jour de son procès.

Sa défense entend démontrer que les 10MF versés en avril 95 n'ont rien à voir avec l'argent retiré en Suisse : la somme n'est pas la même, ni les billets (neufs, en liasse de 500F en Suisse; usagés et de montants divers en France). Cet argent proviendrait de la vente d'objets et de collectes pendant la campagne d'Édouard Balladur. Ses comptes de campagne avaient été validés par le Conseil constitutionnel en octobre 1995, même si l'absence de justificatif pour ce versement en espèces avait attiré l'attention des rapporteurs. 

Ses avocats estiment que rien, dans le dossier, ne prouve que le premier ministre ait donné des instructions, ou ait eu directement connaissance de la mise en place d'un réseau d'intermédiaires parallèle dans les contrats d'armement, dans le but de disposer d'espèces pour une future campagne présidentielle. Ils demandent sa relaxe.

Et à François Léotard ?

François Léotard, 78 ans, est renvoyé pour "complicité d'abus de biens sociaux", notamment pour avoir "personnellement contribué à introduire et à faire rémunérer" le réseau "K", en tant que ministre de la Défense, selon la commission d'instruction. Au long de l'instruction, l'ex ministre a estimé que le réseau K avait joué un rôle central dans la signature des contrats d'armement, et que les commissions perçues étaient légales. Il conteste tout rôle dans le financement de la campagne d'Édouard Balladur.

Depuis 2019, François Léotard n'a plus souhaité répondre aux questions des magistrats instructeurs. Fiévreux jeudi dernier, il n'a toutefois pas demandé de renvoi du procès, et devrait être présent à l'ouverture du procès. Fait rarissime dans ce type de dossier, il n'a pas d'avocat, et devrait donc se défendre seul.

Pourquoi l'affaire a un petit parfum de 1995 ?

Cela ne parle guère aux plus jeunes, mais le procès sera l’occasion de se replonger dans la campagne présidentielle de 1995, qui avait vu le premier ministre sortant, Édouard Balladur, se présenter contre le chef du RPR, Jacques Chirac. Les ex "amis de 30 ans" s’étaient déchirés dans cette lutte fratricide qui faisait les délices des Guignols de l’info sur Canal +. Édouard Balladur avait finalement échoué au premier tour; Jacques Chirac l’avait emporté le 7 mai 1995 face à Lionel Jospin.  Le combat a durablement fracturé la droite, entre chiraquiens et balladuriens.