"Trois ans pour conserver un monde vivable" : d'où vient cette phrase censément extraite du rapport du GIEC ?

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"Trois ans pour conserver un monde vivable" : d'où vient cette phrase censément extraite du rapport du GIEC ?

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"Il n’y a pas, à ce jour, de seuil établi au-delà duquel il n’y aurait plus rien à sauver", précisent aujourd'hui les experts
"Il n’y a pas, à ce jour, de seuil établi au-delà duquel il n’y aurait plus rien à sauver", précisent aujourd'hui les experts
- Delphine Lefebvre / Hans Lucas

La phrase "nous n'avons plus que trois ans" pour garder une planète vivable est dans tous les discours politiques depuis la publication du dernier rapport du GIEC début avril. Mais dans une tribune publiée dans Le Monde, plusieurs de ses membres assurent qu'il s'agit d'une mauvaise interprétation.

Des politiques et des médias ont-ils été trop vite au point de faire dire au GIEC ce qu'il n'a pas dit ? Depuis la publication du dernier rapport des experts du climat dévoilé le 4 avril, nombre de médias, ont mis en exergue cette citation censément extraite du dernier rapport du Giec : "Il ne nous reste que trois ans pour conserver un monde "vivable". Ou, dans sa version longue : il faut "réussir à inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2025 si l'humanité veut espérer garder une planète 'vivable'". Depuis, cet élément a été repris par de nombreux militants écologistes et politiques, en pleine campagne présidentielle française, martelé au point de devenir un fait établi. Mais d'où vient cette citation précise ?

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Plusieurs membres du GIEC ont pris la parole dans Le Monde, jeudi, pour assurer que ces propos avaient été déformés et pointer un raccourci qui a l'inconvénient d'être très démobilisateur pour nombre de citoyens. Et de fait, la fameuse sentence ne fait pas partie du rapport du GIEC (ce qui, notons le tout de suite, n'enlève strictement rien à l'urgence d'agir pour lutter contre les causes et les effets des dérèglements climatiques).

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Une mauvaise interprétation journalistique

Tout part d'une dépêche de l'AFP publiée le 4 avril à 17h01, alors que des journalistes du monde entier sont encore plongés dans la très technique (et en anglais) note de synthèse du rapport (intitulée "résumé à l’intention des décideurs") partagée avec la presse, avec obligation de ne pas en dévoiler le contenu avant 17h. Alors qu'aucun journaliste n'a pu lire en entier et de façon posée l'ensemble du rapport, l'agence dont les dépêches sont reprises par toute la presse, écrit une dépêche en français titrée : "Climat : les émissions doivent plafonner d'ici trois ans pour que le monde reste "vivable", prévient l'ONU". La même est publiée  en anglais, sous ce titre : "Emissions must peak before 2025 for 'liveable future'”.

Dans le corps de ces dépêches, on peut lire : "L'humanité dispose de moins de trois années pour inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre, principales responsables du changement climatique, si elle veut conserver un monde "vivable", alertent lundi les experts climat de l'ONU dans un nouveau rapport."

Sauf que l'expression même "liveable future" ("monde vivable") ne provient pas du rapport du GIEC (il n'y a pas une seule occurrence dans le rapport) mais d'une déclaration du président du GIEC, Hoesung Lee, cité par l'AFP. "We are at a crossroads" ("nous sommes à la croisé des chemins"), dit Hoesung Lee dans cette dépêche avant d'ajouter : "The decisions we make now can secure a liveable future" ("Les décisions que nous prenons aujourd'hui peuvent nous garantir un avenir vivable"). Hoesung Lee parle bien d'un "monde vivable" mais il ne fait pas état d'une date butoire.

Cette date, 2025, apparait pour sa part dans le rapport. Il en est question dans la partie "Transformations systémiques pour limiter le réchauffement climatique" de la publication : "Global GHG emissions are projected to peak between 2020 and at the latest before 2025 in global modelled pathways that limit warming to 1.5°C" ("Les émissions devraient atteindre un pic entre 2020 et au plus tard avant 2025 dans les trajectoires modélisées à l'échelle mondiale qui limitent à 1,5 °C").

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Il n'y a pas de "tout ou rien"

Dans la tribune du Monde publiée jeudi, les experts qui ont participé à l'élaboration du rapport, comme les climatologues Christophe Cassou et Valérie Masson-Delmotte ou l'économiste Céline Guivarch soulignent que les efforts mis en place par tous les pays sont loin de pouvoir limiter le réchauffement à 1,5 degrés par rapport à l'ère préindustrielle. "Avons-nous, pour autant, 'trois ans seulement pour garantir un monde vivable', comme on a pu l’entendre dans les médias ?", se demandent-ils. Leur réponse est non :

"Cette affirmation en forme de compte à rebours particulièrement alarmiste ne figure pas dans le rapport."

Par ailleurs, cette mauvaise interprétation "sonne comme un nouvel avertissement adressé par la communauté scientifique à l’humanité, assorti d’une date butoir encore plus proche", ajoutent-ils, avec pour conséquence de véhiculer "l’idée d’un tout ou rien. Soit nous agissons avant 2025, soit c’est la catastrophe." Autrement dit, il y a un risque d'effet contreproductif, de résignation au pire, alors que le GIEC a présenté ses recommandations à suivre afin de remplir les objectifs fixés. Un "immense défi" dont les solutions sont à "mettre en œuvre rapidement et simultanément".

Les scientifiques insistent : "Il n’y a pas, à ce jour, de seuil établi au-delà duquel il n’y aurait plus rien à sauver (...). Chaque fraction de degré de réchauffement évité compte, et il n’est jamais trop tard pour agir, même si nous devions, au moins temporairement, dépasser les 1,5 °C."

Une mauvaise interprétation déjà critiquée

Dès le lendemain de la publication du GIEC en réalité, Christophe Cassou, coauteur du rapport, avait tenté de corriger le tir sur Twitter : "Formulation en compte à rebours maladroite. Pas besoin d'échéances temporelles avec précipice pour justifier l'urgence climatique et donner l'illusion qu'à +1.4° tout va bien mais 1.6°, c'est la fin du monde. On en sait assez pour juste dire: #ActionMaintenant". En vain.

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À son tour, dans un article en format 'questions/réponses avec les lecteurs' sur le site du Monde, il précise : "En réalité, il n’est jamais trop tard pour agir : chaque émission de gaz à effet de serre évitée réduit le changement climatique et ses effets, réduit les risques, les pertes et les dommages. Il n’est jamais trop tôt non plus pour agir. Nous sommes aujourd’hui déjà à +1,1 °C à l’échelle du globe et des effets négatifs sont mesurés, pour les écosystèmes et les sociétés humaines. Il n’y a donc pas de seuil en deçà duquel il n’y aurait pas de risque, ni au-delà duquel il n’y aurait plus de moyen d’action."

La réponse de l'AFP: "nous avons regroupé deux points marquants"

Contactée par France Inter, l'AFP a souhaité réagir à la "mise en cause" de la tribune du Monde. L'agence internationale reconnaît avoir "regroupé" dans une alerte "deux points marquants" : l'extrait du rapport du Giec sur la date butoire de 2025 et la citation du patron du Giec sur un "monde vivable". "Nous avons regroupé ces deux points marquants dans une de nos alertes, qui semble être la seule formulation mise en cause dans la tribune", précise l'AFP.

L'agence rappelle que le terme "liveable" est utilisé dans le volet 2 du rapport du Giec publié en février : "Any further delay in concerted anticipatory global action on adaptation and mitigation will miss a brief and rapidly closing window of opportunity to secure a liveable and sustainable future for all" ("Tout délai supplémentaire retardant une prise de décision mondiale sur l’adaptation et l’atténuation [des conséquences du changement climatique], nous ferait manquer l’opportunité d’assurer un futur viable et vivable pour tous).