Une enquête du Sénat confirme "l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques"

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Une enquête du Sénat confirme "l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques"

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La commission d'enquête a réalisé plus de 40 auditions dans ce dossier [photo d'illustration].
La commission d'enquête a réalisé plus de 40 auditions dans ce dossier [photo d'illustration].
© AFP - Thomas SAMSON

Un rapport du Sénat rendu public jeudi confirme l'omniprésence des cabinets de conseil au sein des ministères. Les dépenses de conseil ont fortement augmenté durant le quinquennat, pour dépasser le milliard d'euros en 2021.

La prédominance des cabinets de conseil dans les ministères a été mise en lumière au moment de la crise sanitaire et un rapport du Sénat vient confirmer leur influence croissante dans la conduite des politiques publiques. Pendant quatre mois, à l'initiative du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), le Sénat a enquêté sur ces conseillers de l'ombre. Le rapport de cette commission d'enquête est publié jeudi, sous le titre "Un phénomène tentaculaire : l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques_"._

D'après ce rapport, "au quotidien, des cabinets privés conseillent l'État sur sa stratégie, son organisation et ses infrastructures informatiques". Plusieurs noms sont cités, comme Accenture, Bain, Boston Consulting Group (BCG), Capgemini, Eurogroup, EY, Wavestone, PwC, Roland Berger ou encore McKinsey. Ce dernier est accusé par la commission d'enquête de ne pas avoir payé d'impôt sur les sociétés pendant au moins dix ans.

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Cela "soulève deux principales questions : notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des cabinets privés, d’une part, et la bonne utilisation des deniers publics, d’autre part", écrivent le président de la commission, Arnaud Bazin (LR) et la rapporteure Éliane Assassi (CRCE).

Plus d'un milliard d'euros de prestations de conseil en 2021

Le recours aux consultants n'est pas nouveau mais il a fortement augmenté entre 2018 et 2021, d'après ce rapport, pour atteindre plus d'un milliard d'euros de dépenses l'an dernier. D'après les données de la direction du budget, "les dépenses de conseil des ministères ont plus que doublé sur la période, avec une forte accélération en 2021 (+ 45 %)".

Sous ce quinquennat, recourir à des consultants est devenu "un réflexe", "même lorsque l'État dispose déjà de compétences en interne", notent Éliane Assassi et Arnaud Bazin. Les consultants sont ainsi intervenus sur "la plupart des grandes réformes du quinquennat". Par exemple, la création du baromètre des résultats de l’action publique a été confiée au cabinet Capgemini, pour un montant total de 3,12 millions d'euros.

Aussi, après les dysfonctionnements dans la distribution de la propagande électorale lors des régionales et départementales, le cabinet Sémaphores a lui été chargé "d'accompagner les préfectures dans l’organisation de la mise sous pli et de la distribution des professions de foi pour les élections présidentielles et législatives de 2022, pour un montant de 289.785 euros". L'État a également fait appel à des prestations de conseil de Sopra Steria et EGIS pour gérer les radars routiers (82 millions d'euros entre 2017 et 2026) et à McKinsey pour mettre en œuvre la partie informatique de la réforme des aides personnalisées au logement (APL) (3,88 millions d’euros). Les rapporteurs du sénat décrivent ainsi "une relation de dépendance" aux cabinets de conseil.

L'"omniprésence" des cabinets de conseil pendant la crise sanitaire

Pendant la crise sanitaire, "au moins 68 commandes sont passées, pour un montant total de 41,05 millions d’euros", indique le rapport sénatorial. Trois cabinets concentrent les trois quarts des dépenses : McKinsey, Citwell et Accenture. Citwell organise par exemple l’approvisionnement en masques et aux autres équipements, médicaments de réanimation et vaccins, leur stockage et leur distribution. 

Le cabinet McKinsey s'occupe lui d'une partie de la campagne vaccinale (organisation logistique, préparation de réunions, point de situation, etc.) et assure la coordination entre l'État et Santé publique France. Cette dernière mission comporte "deux briefings quotidiens à Santé publique France, à 9 heures et 15 heures", détaillent les rapporteurs du Sénat, en ajoutant que cette "omniprésence de McKinsey est parfois mal vécue par les agents de SpF". Par exemple, "lors d’une réunion le 9 février 2021, ces derniers souhaitent que le cabinet arrête de demander l’état d’avancement 'à 15 heures sur des actions prises le matin à 9 heures lorsqu'elles prennent du temps' ou encore qu'il réduise la taille de ses comptes rendus de réunion", indique le rapport.

Quelle influence ?

Dans leur rapport, les sénateurs ne remettent pas en cause l'expertise des consultants mais s'interrogent sur leur influence. "Au cours des auditions, Gouvernement, administration et cabinets de conseil l'ont affirmé avec vigueur : l'autorité politique décide en responsabilité ; les cabinets de conseil n'ont aucune influence sur la décision", écrivent-ils. Mais si ces cabinets de conseil doivent en théorie proposer plusieurs scénarios à leurs clients, "ils ont toutefois pour habitude de 'prioriser' les scénarios proposés", souligne le rapport sénatorial. Par ailleurs, ils "déploient néanmoins une stratégie d'influence dans le débat public, en multipliant les think tank et les publications".

Le recours à des cabinets de conseil pose aussi des problèmes déontologiques, relèvent les rapporteurs, qui citent des risques de conflits d'intérêts, la "porosité, lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics" ou encore le "pied dans la porte, lorsque les consultants interviennent gratuitement (pro bono) pour l’administration". Ils soulignent également une certaine opacité, puisque dans ses rapports lors de la crise sanitaire, McKinsey par exemple n'utilise pas son logo mais celui de l'administration et que certains consultants disposent même d'une adresse mail du ministère. Cette "absence de visibilité alimente un sentiment de défiance, en particulier chez les agents publics", écrivent les rapporteurs.

Des méthodes "disruptives"

Les sénateurs remettent également en question certains résultats obtenus. "Certaines évaluations de la DITP (direction interministérielle de la transformation publique, ndlr) font état d’un 'manque de culture juridique et plus largement du secteur public', 'd’une absence de rigueur sur le fond comme sur la forme'", notent les rapporteurs. Par ailleurs, leur travail ne donne pas toujours des suites, comme lorsque des réformes, des colloques et conventions sont finalement annulés. McKinsey est par exemple intervenu en 2019 et 2020 à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) pour préparer la réforme des retraites pour 957 674,20 euros. Réforme finalement avortée.

Le rapport de la commission d'enquête révèle aussi les méthodes "disruptives" utilisées par ces cabinets pour essayer de "transformer" l'action publique. Les rapporteurs citent en exemple deux ateliers vécus comme "infantilisants" par les agents qui y ont participé : le "bateau pirate", lors duquel "chaque participant s'identifie à un des personnages (capitaine, personnages en haut du mât ou en proue, etc.) et assumer ce rôle, son positionnement, ses humeurs, etc." ; et le "lego serious play", lors duquel "chaque participant construit un modèle avec des pièces lego, construit l'histoire qui donne du sens à son modèle et la présente aux autres".

Plusieurs recommandations pour plus de transparence

Pour les rapporteurs, "la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 sur l’encadrement des prestations de conseil est à la fois tardive et incomplète : l'objectif de réduction des dépenses (- 15 % pour le conseil en stratégie et en organisation en 2022) est peu ambitieux, alors que la transparence des prestations demeure la grande oubliée".

La commission d'enquête propose donc plusieurs mesures. Concernant l'opacité des prestations de conseil, elle recommande notamment de "publier chaque année, en données ouvertes, la liste des prestations de conseil de l'État et de ses opérateurs" et d'"interdire aux cabinets de conseil d'utiliser le logo de l’administration dans leurs livrables, pour plus de clarté et de traçabilité dans leurs prestations".

Les rapporteurs conseillent aussi de mieux encadrer le recours aux cabinets de conseil, via une évaluation systématique des prestations de conseil, en appliquant "des pénalités lorsque les cabinets ne donnent pas satisfaction", en cartographiant "les compétences dans les ministères" et en élaborant un plan de "réinternalisations", pour "mieux valoriser les compétences internes et moins recourir aux cabinets de conseil".

Enfin, il s'agit de renforcer les règles déontologiques des cabinets de conseil. Pour cela, les rapporteurs proposent par exemple d'"imposer une déclaration d'intérêts aux consultants afin que l'administration puisse prévenir les risques de conflit d'intérêts, sous le contrôle de la HATVP" (Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, ndlr) et d'"exclure des marchés publics les cabinets qui n’ont pas respecté leurs obligations déontologiques".