Une enquête révèle un étonnant réseau de désinformation orchestré depuis l'Inde
Par Xavier Demagny
Faux médias, ONG fantôme, manipulations : une enquête de UE Disinfo Lab, publiée en France par "Les Jours", détaille le fonctionnement d'un réseau de désinformation piloté depuis l'Inde pour valoriser le pays et servir ses intérêts.
C'est une opération qui dure, dans l'ombre, depuis des années. Une enquête de l'ONG bruxelloise UE Disinfo Lab, publiée mercredi par la BBC, le quotidien suisse Le Temps et, en France, le média en ligne Les Jours, révèle l'existence d'une véritable "machine de guerre informationnelle" mise en place depuis l'Inde ces dernières années, dans le but de servir les intérêts du pays, à travers notamment les institutions de l'Union européenne et des Nations unies.
► ALLER PLUS LOIN - L'enquête complète sur le site Les Jours
L'ONG a levé le couvercle d'un réseau d'influence et de désinformation qui opère à la fois à Bruxelles et à Genève, à travers des sites internet, des faux médias et des organisations qui délivrent une parole favorable au pouvoir indien et au Premier ministre nationaliste, Narendra Modi. Ainsi, contrairement à d'autres pays adeptes de stratégies agressives de désinformation sur le territoire européen, "l'Inde est au contraire présentée comme un allié de l'Union européenne et de la France", notent Les Jours.
En témoigne le hashtag #StandWithFrance, lancé depuis l'Inde, qui a circulé en réaction au boycott, décrété par plusieurs pays arabo-musulman après les propos d'Emmanuel Macron concernant les caricatures de Mahomet. Situation au Cachemire, persécution des minorités musulmanes, tournant autoritaire : en réalité, le pays a tout intérêt à ne pas voir certains sujets arriver à l'agenda international.
Une tribune à Bruxelles façonne l'opinion indienne
Au cœur de cette toile d'araignée, un groupe : Srivastava. Un conglomérat de sociétés qui ressemble plus, lorsqu'on creuse un peu, à une "coquille vide". En effet, l'entreprise, déjà épinglée par UE Disiinfo Lab fin 2019, piloterait plusieurs centaines de faux sites d'actualité implantés dans une soixantaine de pays, dont la France.
L'enquête évoque notamment le cas de plusieurs faux sites dont European Parliament Today, puis de EU Chronicle, un jeune journal disponible en ligne, qui abrite des tribunes d'eurodéputés. Une ancienne élue britannique raconte aux Jours avoir été approchée par une lobbyiste pour signer un texte sur les violations des droits de l'homme au Balouchistan (Pakistan). Cette même lobbyiste, qui se présente comme journaliste au New Delhi Times, est également derrière une visite d'eurodéputés au Cachemire, à travers une ONG qu'elle préside, à laquelle le Français Thierry Mariani a participé.
Ce site internet, EU Chronicle, compte sur le soutien de l'agence de presse Asian News International (ANI), la plus grande agence de presse vidéo d'Inde, dont dépendent la plupart des médias indiens (Yahoo News India, BP Business World, Business Standard, Times of India, etc. D'après l'enquête de UE Disiinfo Lab, l'agence prend notamment des libertés avec des textes publiés sur les sites du réseau Srivastava.
Par exemple, dans un texte, Ryszard Czarnecki, ancien président du Parlement européen, manifestait son soutien personnel à l'Inde dans les frappes que le pays mène au Cachemire pakistanais. Repris par l'agence en Inde, ce soutien personnel se retrouve être un "soutien de l'Union européenne". Une information reprise par le journal indien Economic Times "qui la donnera à lire à ses 3,7 millions d'abonnés Twitter et 4,2 millions de fans sur Facebook".
Un lien avec les renseignements indiens ?
L'enquête de EU Chronicle mentionne également l'implication de Srivastava à Genève auprès de l'ONU, depuis 2005, à travers d'une dizaine d'ONG fantôme, formellement identifiées, recréées pour exprimer, notamment à la tribune du Conseil des droits de l'Homme, des positions critiques vis-à-vis du Pakistan. Des "Gongos" ("government-organized no governmental organization"), fausses organisations créées ou sponsorisées par un État pour représenter ses intérêts ou porter atteinte à l'image d'un rival. Comme à Bruxelles, l'ANI est aussi présente à Genève et use des même méthodes de distortion de la vérité qu'au Parlement européen.
Enfin, la "coquille vide" que représente Srivastava interroge sur ses intentions. "L'opération est-elle le fait des renseignements indiens ?", interrogent Les Jours. Si rien ne permet de confirmer formellement cette hypothèse, plusieurs indices viennent l'étayer. Le fondateur du groupe, en 1987, apparait dans un rapport du département d'État américain (récemment déclassifié) sur la propagande soviétique ; il a également alimenté la propagande nord-coréenne. Son épouse, en 2009, a menacé une pédiatre venue témoigner au Conseil des droits de l'Homme de l'ONU, estimant qu'elle avait présenté "une fausse image de l'Inde" ; menace à exécution puisque cette pédiatre fut interrogée par les services de renseignements à son retour en Inde.
Un certain Ankur Srivastava, apparaît également dans cette galaxie. Son entreprise, Aglaya, qui vend des logiciels malveillants (malwares), ne travaillerait "qu'avec les renseignements indiens" ; ses coordonnées se recoupent aussi avec celles du groupe Srivastava et de l'un des faux médias du groupe. Enfin, soulignent Les Jours, il semble improbable qu'un réseau d'une telle ampleur ait pu agir depuis 15 ans sur le sol européen en étant l'œuvre d'un simple "entrepreneur d'influence".