Vaccin contre le charbon et la rage : Pasteur a-t-il volé la vedette à deux savants ?
Par Jimmy Bourquin
Si le pionnier de la microbiologie, dont nous fêtons le 200e anniversaire, est bien le premier à avoir honoré la vaccination humaine préventive, les vétérinaires Henry Toussaint et Pierre-Victor Galtier ont respectivement été les premiers à obtenir des vaccins animaux contre le charbon et la rage.
Lorsqu’on évoque l’invention du vaccin moderne, expérimental et préventif, on pense immédiatement à l’accomplissement du vaccin humain contre la rage par Louis Pasteur en juillet 1885. Or avant l’injection humaine, les premiers tests et succès vaccinaux sont réalisés sur des animaux qui contractent la maladie. Et dans le cadre de la maladie du charbon et de la rage, en 1880, si on se plonge dans les articles de presse de l'époque, les toutes premières méthodes d’atténuation ont été mises au point non pas par le célèbre chimiste, mais par deux vétérinaires visiblement passés à la trappe.
Henry Toussaint vs Louis Pasteur : le premier vaccin atténué contre la maladie du charbon (1880-1881)
Le Charbon, c'est cette maladie infectieuse qui, avant l'arrivée du vaccin, décimait des troupeaux entiers d’élevage. Elle resurgit de façon importante en Europe et en France au milieu du XIXe siècle. Suffisamment pour que les nouvelles avancées en matière de microbiologie permettent de mieux saisir l’origine de cette maladie, notamment par les toutes premières hypothèses formulées sur l’étiologie de la maladie par le médecin Casimir Davaine (1812-1882). Le germe charbonneux provoque une septicémie, une infection du sang, provoquant chez les animaux (comme chez les humains) des fièvres infernales, des infections gastro-intestinales et respiratoires (qui n’est pas sans rappeler les effets de nombreuses maladies infectieuses épidémiques et pandémiques dans nos expériences récentes). Il s’agit d’une bactérie qui renferme des spores extrêmement résistantes à l’action de l’air et qui présente une effroyable virulence à tel point qu'ils peuvent provoquer de nombreuses lésions cutanées, de couleur noirâtres, tant ils aspirent et asphyxient l’oxygène de l'ensemble des cellules sanguines. Elle représente un tel fléau en France à l’époque, qu’on l’appelle également maladie des champs maudits ou maladie du sang de rate du mouton.
En scrutant les archives de presse de l’époque, on apprend qu’un vétérinaire, Henry Toussaint (1847-1890), aurait été le précurseur du tout premier vaccin animal contre le charbon, un an avant Pasteur. On constate que le vétérinaire fait état de sa prouesse vaccinale à l’Académie le 12 juillet 1880. Dans une note rapportée ici dans Le Journal officiel de la République française du 18 juillet 1880, intitulée « De l’immunité du charbon », il affirme avoir trouvé le moyen de vacciner, d’effectuer des inoculations préventives sur les animaux de façon à les rendre réfractaires aux inoculations charbonneuses après en avoir fait l'épreuve sur des chiens et sur des moutons : « Après des essais infructueux, je suis enfin arrivé, avec un moyen d'une grande simplicité, à empêcher la bactéridie de se multiplier chez les jeunes chiens et chez le mouton ; je puis vacciner actuellement des moutons qui résistent aux inoculations et aux éjections intravasculaires de quantités considérables de bactéridies ; que ces bactéridies soient à l'état de spores et obtenues par culture ou qu'elles soient à l'état comme on les trouve dans le sang d'animaux qui viennent de mourir ».
On constate qu’au cours de la même séance, Pasteur est en train de faire connaître d’autres de ses recherches, mais qui ne se concentrent encore que sur l’étiologie (origines) de la maladie, et non sa prophylaxie (moyens de la combattre). Toussaint publie ainsi les premières expériences françaises d'immunisation d'animaux contre le charbon par inoculation préventive, dans un pli cacheté adressé à l’Académie qui, impatiente, le lit officiellement le 2 août 1880. Il révèle avoir eu recours à la chaleur pour tuer (sinon atténuer) la virulence des spores charbonneuses en portant le sang d’un mouton mort à 55 °C pendant 10-20 minutes. Il constate qu'une fois que des moutons ont été inoculés avec ces souches charbonneuses atténuées, ils présentent une immunité face à une seconde inoculation mais cette fois de sang charbonneux très virulent.
Pasteur parvient bien à trouver son procédé de vaccination, mais un an après lorsqu'il expose, le 28 février 1881, une prouesse quasiment identique d’atténuation de la bactéridie que celle utilisée par Toussaint, puisqu’il affirme à son tour qu’il faut jouer avec la température des cultures charbonneuses pour en atténuer la virulence avant de l'exposer à l’air libre. Le 21 mars 1881, lorsqu’il atteste de l’efficacité de ses expériences (rapportées ici par La Liberté du 23 mars 1881) on remarque qu’il remet en question la fiabilité des travaux menés par son rival sur son procédé d’atténuation. S’il rend hommage à son homologue pour avoir été le premier à exposer un moyen de vaccination anti-charbonneux, Pasteur affirme très clairement que le sien propre est plus fiable.
Ajoutez à cela une campagne de presse importante en faveur des travaux de Pasteur, notamment à l’occasion d’une expérimentation publique qu’on lui propose d’effectuer à la ferme de Pouilly-le-Fort, le 5 mai 1881 en présence de nombreux autres savants et de personnalités publiques locales. Pasteur y démontre expérimentalement son propre procédé ( rapporté dans Le Constitutionnel du 15 juin 1881) qui lui apporte un vrai succès. Sans compter que le chimiste dispose, déjà à ce moment-là, d’une vraie aura scientifique. Depuis ses travaux menés sur les maladies des vins et des vers à soie, il est la grande référence en matière de microbiologie. Aux yeux du public savant, ses démonstrations s’imposent d’elles-mêmes et sa notoriété médiatique a sans aucun doute le pouvoir d’invalider un procédé imaginé avant lui par un autre savant aux moyens plus modestes.
Néanmoins, même si on peut admettre que les travaux de Toussaint ont certainement pâti de l’aura pastorienne et d’une moins bonne visibilité médiatique, cela ne doit pas pour autant masquer l’éventualité que le vaccin du vétérinaire ait peut-être présenté d’importantes fragilités en termes d’efficacité. D’autant que de nombreux journalistes attestent que le vaccin du vétérinaire aurait été jugé défectueux. La Gazette du 14 juillet 1882 nous apprend que si le "professeur Toussaint est le premier qui ait essayé cette sorte de préservation anti-charbonneuse, s'il obtint d’heureux résultats avec sa méthode, en multipliant les expériences, on reconnut que cette méthode était 'infidèle' puisque M. Toussaint eut quelquefois des morts et quelquefois des absences de préservation. Quand M. Pasteur, lui, obtenait toujours plus souvent le même degré de virulence et jamais d’insuccès".
Il faut rappeler que Pasteur avait déjà le premier présenté le moyen de neutraliser la virulence d’un virus dans le cadre du choléra des poules. Raison pour laquelle le public savant a donc pu aussi porter davantage de crédit au procédé de Pasteur. Autrement dit, comme le traduit très bien ce journaliste dans le journal Le Français du 7 juillet 1881 « la question n’est pas de savoir à qui revient la première idée de préserver les animaux du charbon par une inoculation préventive. Si on la réduisait à ces termes, il n’est pas douteux que M. Pasteur n’ait été devancé, et M. Toussaint semble avoir établi l’un des premiers la possibilité de la vaccination charbonneuse. Mais tout n’est pas là et la culture méthodique de ce virus redoutable pour l’amener à un tel degré d’atténuation constitue, à proprement parler, l’importance et l'originalité des recherches de M. Pasteur ».
Pierre-Victor Galtier vs Louis Pasteur : le premier vaccin atténué contre le virus de la rage (1880-1884)
Cette fois-ci encore, c'est un autre vétérinaire, Pierre-Victor Galtier (1846-1908), qui a précédé Pasteur quant aux premiers travaux menés sur l’atténuation du virus rabique. C’est sur ceux-là que devait s’édifier la vaccination antirabique Pastorienne à venir. C’est lui qui a procédé aux toutes premières expérimentations sur les animaux pour tenter d'abord de mieux comprendre l’étiologie du virus et d’y trouver une première forme de neutralisation.
Galtier débute ses recherches sur la rage en avril 1879, avant de les présenter à l'Académie le 25 août 1879 dont quelques passages sont relayés ici dans Le Figaro du 17 septembre 1879. Il confie lui-même entreprendre des expériences en vue de rechercher un agent capable de neutraliser le virus rabique après qu'il a été absorbé et de prévenir ainsi l'apparition de la maladie ». Galtier commence par montrer que la rage du chien est transmissible au lapin, et que ce dernier apparaît comme étant plus efficace afin de cultiver et étudier la virulence rabique provenant d’autres animaux enragés. Il observe que les symptômes qui prédominent chez le lapin enragé sont la paralysie et les convulsions ; que la période d'incubation, de contagion est plus courte chez le lapin (en moyenne 18 jours) que chez les autres animaux.
Quant à Pasteur, c’est en décembre 1880 qu’il commence ses recherches sur la rage à partir du mucus enragé prélevé sur un enfant de 6 ans qui venait de succomber quelques heures plus tôt de la rage. À cette époque, il étudie simultanément la maladie du charbon, et collecte les toutes premières formes d’atténuation de germes infectieux dans le cadre de la maladie du Choléra des poules.
En janvier 1881, Galtier fait présenter une communication sur la transmission du virus ( rapportée dans Le Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, tome 10, 90-94) où il prétend avoir injecté plusieurs fois de la salive rabique dans la gorge d'un mouton, sans que jamais ce mouton n’obtienne la rage ; précisant au passage qu’un de ses sujets d'expérience inoculé peu de temps après de manière sous-cutanée avec de la bave de chien enragé se porte toujours bien quatre mois après et semble avoir acquis une immunité. Ainsi démontre-t-il l'établissement d'une première forme d'immunité antirabique chez le mouton, par injection dans la gorge. Puis dans une seconde note présentée en août 1881 (rapportée ici par Le journal des débats politiques et littéraires du 11 août 1881), il constate cette fois-ci que l'on peut injecter le virus rabique dans les veines d'un mouton sans que l'animal ne contracte la rage. En d'autres termes, une injection intraveineuse au préalable semble agir comme une vaccination. Il apporte ainsi la preuve qu'il était expérimentalement possible de provoquer, chez l'animal, une certaine immunité. Mais Pasteur finit par démontrer que cette immunisation intraveineuse ne se vérifie malheureusement pas chez le chien et ne semble fonctionner que chez le mouton. C’est là que les expériences de vaccination antirabiques de Galtier s’arrêtent.
Entre-temps, Pasteur constate que le véritable siège d'élaboration du virus se trouve dans le cerveau des animaux enragés. En effet, il montre, le 30 mars 1881, que lorsqu'il inocule directement le virus de la rage dans le cerveau des chiens, la maladie se déclare rapidement au bout de 6 à 10 jours en moyenne. Il obtient des résultats plus fiables, des réactions plus rapides que celles issues des travaux de Galtier. Pasteur aboutit ainsi très progressivement à la prophylaxie systématique de la rage après morsure, qui devait le conduire, le 6 juillet 1885, à la première vaccination préventive de l'homme. Dans Le Journal des débats politiques et littéraires du 21 décembre 1882, on peut lire que « Pasteur a levé les difficultés après avoir trouvé une méthode sûre et rapide d'expérimentation en passant par le système nerveux central. C'est ainsi qu’il est parvenu à immuniser de nombreux cas de rage chez certains chiens après que les premiers symptômes rabiques se soient développés ». L’expérience est ensuite reproduite sur le lapin puisqu'il s'aperçoit que le virus cultivé par passages successifs, dans le sang d'un animal à un autre gagne ou perd de la virulence après son exposition à l'air libre.
Si le rôle de Galtier semble être passé à la trappe dans l'histoire de la microbiologie, bien qu'il ait mené les toutes premières expériences sur la prévention de la rage, il n'aura malheureusement pas eu le mérite d'élaborer le tout premier vaccin humain contre le virus rabique, qui dépassait pour l'époque toutes les espérances savantes. Disons que le précurseur du vaccin animal contre la rage ne pouvait pas rivaliser avec le découvreur du vaccin humain qui, le 6 juillet 1885, inocule préventivement un jeune alsacien avec un germe rabique artificiellement atténué.
Sources
▶︎ Nous nous sommes appuyés sur les archives des journaux de l'époque, disponibles sur le site de presse de la BNF "Retronews" cataloguant tous les journaux imprimés depuis le XIXe siècle
▶︎ Galtier et les recherches sur la rage par M. Pierre Lépine, 1969 ( Bulletin de l'Académie nationale de médecine, tome 153, N°78-81)
▶︎ Le Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, tome 10, 90-94, 1881
Recherches effectuées à partir de nos émissions
🎧 RÉÉCOUTER - La Terre au carré : Pasteur, construction d’une légende (avec Cédric Grimoult, historien de la biologie, professeur, agrégé d'histoire et Annick Opinel, historienne des sciences, a travaillé au centre de recherche historique de l'Institut Pasteur et à l'unité Pharmacoépidémiologie et Maladies Infectieuses).
🎧 RÉÉCOUTER - La Terre au carré : Louis Pasteur, l'expérimentateur (avec Patrick Berche, professeur de microbiologie, doyen de la faculté de médecine Paris-Descartes et Maxime Schwartz, biologiste moléculaire, ancien directeur général de Pasteur).