"Woke", "Cancel culture" : qui annule quoi ? avec Laure Murat

Publicité

"Woke", "Cancel culture" : qui annule quoi ? avec Laure Murat

La cancel culture : qui a les moyens d'effacer ?
La cancel culture : qui a les moyens d'effacer ?
© Getty - Laurent Hamels

Alors que se tenait un colloque à la Sorbonne sur la déconstruction, invitée de l'émission Boomerang d'Augustin Trapenard, l'historienne et enseignante à UCLA, Laure Murat qui publie un essai sur le sujet a reprécisé dans un entretien passionnant les concepts qui agitent la société.

"Cancel culture", un concept pas si clair venu de la droite américaine

Laure Murat : "On prend comme exemple de "cancel culture" un professeur exclu parce qu'il est jugé islamophobe, la romancière, J.K. Rowling, qui n'est plus invitée parce qu'on l'accuse d'être transphobe, une statue qu'on déboulonne, une personne qui perd son travail après une accusation sur les réseaux sociaux… Le terme de "cancel culture" désigne un peu tout et n'importe quoi. 

Le concept de "cancel culture" n'est pas si clair parce qu'il n'existe pas, tout simplement. 

Publicité

Littéralement, ça veut dire culture de l'annulation. Mais si vous regardez d'un peu près les cas mis en avant  personne n'est annulé.

Ce terme, qui existe depuis plus 15 ans, a été inventé en réalité par la droite, voire l'extrême-droite américaine, pour dénoncer au fond les volontés progressistes de certains militants qui emploient quelquefois des méthodes qu'on peut trouver suspectes ou désagréables. 

La "cancel culture" raconte l'histoire de la disqualification d'une lutte des éveillés.

" On confond d'ailleurs souvent la pensée "woke", qui est une façon de rester éveillé à certains problèmes quand les gouvernements et le pouvoir ne le sont pas, ou ne veulent pas l'être.

Mais il ne s'agit jamais que de protester, de militer, de dénoncer des propos racistes, homophobes, sexistes avec un instrument comme Internet. C'est une façon de s'exprimer pour protester. De la même façon que le boycott est une façon. 

C'est de la liberté d'expression.

Le débat de midi
55 min

Les annulations ne sont pas du fait des militants

Kevin Spacey, l'acteur américain a été littéralement annulé, effacé, d'un film après les accusations de harcèlement sexuel.  

Mais ce ne sont pas les militants, c'est le réalisateur et le producteur. Celui ou celle qui annule, les seuls qui peuvent annuler sont ceux qui ont le pouvoir et le gouvernement. 

Prenons un autre exemple récent : quand la Cour suprême de Russie annule une association qui s'appelle Memorial, constituée par des historiens pour analyser les crimes du communisme : ça, c'est de l'annulation que seule le pouvoir officiel peut faire. 

Quand les militantes féministes protestent contre la célébration de Roman Polanski. Sans juger sur le fond, elles exercent leur liberté d'expression. Il ne me semble pas que Roman Polanski ait été d'aucune façon annulé. Il a été nominé douze fois, il a eu trois Césars et il continue à faire des films. 

Plus que de l'appeler "cancel culture", il faudrait l'appeler "culture de la protestation". 

L'Américanisation des esprits

On aime bien en France agiter l'épouvantail de l'américanisation des esprits. Les campus américains souvent pointés du doigt sont des endroits où l'on essaye de réfléchir. Pour cela il faut être dans une posture confortable et sure. Donc, en tant que professeure, je veille à ce qu'il n'y ait pas de censure, qu'il n'y ait pas d'insultes racistes, homophobes, ou sexistes, et qu'il n'y ait pas de harcèlement sexuel. 

Tous les pays, et de tout temps, ont à leur manière, pratiqué une culture de l'annulation en renversant des statues. On pourrait remonter au sac de Rome. Plus tard, c'est un révolutionnaire français, l'abbé Grégoire, qui invente le terme de vandalisme pour évoquer les vandales du sac de Rome.

Et il a très bien dit qu'il avait inventé ce mot pour tuer la chose. Aujourd'hui, on fait la même chose avec la "cancel culture" : on invente une expression épouvantail pour masquer des problèmes qui perdurent aujourd'hui. 

Je ne nie pas qu'il existe des dérives à la culture protestataire, comme le lynchage, la chasse à l'homme… C'est très dangereux. Et le cyberharcèlement, pour moi, est quelque chose d'absolument abject. Mais se focaliser sur les erreurs de ces mouvements est une façon d'empêcher le débat de fond sur les enjeux de la culture.

La "cancel culture", symptôme d'une polarisation des débats ?

La "cancel culture" est le symptôme de beaucoup de choses. 

Et si j'étais pessimiste, je dirais que c'est le symptôme d'une polarisation des débats qui ne parviennent pas à trouver un sens de la dialectique, de la contradiction et du progrès. 

Le progrès au sens d'une certaine pensée qui nous permettrait de faire le lien entre ce qui s'est passé dans l'histoire, que ce soit la guerre d'Algérie, l'esclavage, la colonisation et la situation actuelle : les discriminations envers les personnes racisées, envers les femmes, les inégalités salariales. Il y a un lien entre le passé et le présent qu'il ne faut pas exagérer non plus, mais dont il faut être conscient."

Aller Plus Loin

ECOUTER | La suite passionnante de l'entretien dans Boomerang avec Laure Murat

L'historienne Laure Murat publie " Qui annule quoi ?" au Seuil.