À Aix, le London Symphony Orchestra confronté aux premiers effets du Brexit
Par Louis-Valentin LopezLe Brexit, entré en vigueur le 31 décembre 2020, complique le travail des musiciens, avec des situations parfois kafkaïennes. Reportage au festival d'Aix-en-Provence, où le LSO s'est établi pour quatre semaines.
Un "miracle". C'est le mot qui revient dans toutes les bouches pour qualifier la venue cet été du London Symphony Orchestra au festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence. Une résidence de quatre semaines pour l'orchestre, dont c'est la première sortie hors du Royaume-Uni depuis le début de la pandémie de Covid-19. La première sortie, aussi, depuis l'entrée en vigueur du Brexit, le 31 décembre 2020. Forcément, l'ombre du Brexit plane sur les musiciens du "LSO", qui en constatent d'ailleurs les premiers effets.
Obligée d'acheter un nouvel archet
Au programme mercredi soir, Strauss et Mahler. Sur scène, les musiciens du LSO rivalisent de virtuosité même si certains ont dû adapter leurs instruments. C'est l'une des conséquences, un peu inattendues, du Brexit, que relate Ginette Decuyper, premier violon. "Les conditions de voyage pour un instrument comme le mien, le violon, sont maintenant les mêmes que si je souhaitais donner des concerts en Chine ou aux États-Unis", note la musicienne, qui a intégré le LSO il y a 26 ans. "Depuis le Brexit, l’importation de certaines matières précieuses est maintenant prohibée. J’ai acheté un archet secondaire en matière artificielle, parce que les trois autres archets que je possède contiennent ces matières prohibées, qui peuvent circuler, mais au prix de paperasse interminable."
Prévoir un trajet de "deux ou trois jours" en cas de complications
Compliqué aussi de passer la douane avec le camion qui transporte les instruments, nous dit David Alberman, chef des deuxièmes violons : "Pour un trajet qui avant le Brexit était peut-être une question de 16h sur la route, entre Londres et Aix, il faut maintenant prévoir 2 voire 3 jours. On ne sait jamais si ça va être très long ou rapide avec la douane, il y a toujours des conséquences."
Il y a sur certains instruments comme le violon, le violoncelle ou le basson, des ornements en ivoire, qui datent d'il y a très longtemps. Avant le Brexit, ça passait. Maintenant, il faut que chaque instrument avec la moindre pièce d’ivoire ait un certificat, parce qu’il s’agit d’espèces protégées. C’est impossible de contrôler à chaque fois le certificat, on perd des jours et des jours. On a été obligé de trouver d’autres instruments, des solutions, notamment pour le basson" - David Alberman, chef des deuxièmes violons au LSO
Le visa et la question des musiciens étrangers du LSO
Sans compter la bataille administrative pour décrocher un visa : depuis le 1er janvier, les artistes britanniques doivent en obtenir un pour pouvoir séjourner plus de 30 jours dans l'Union Européenne. Se pose aussi la question du devenir des musiciens étrangers, qui jouent dans l'orchestre. Olivier Stankiewicz, hautbois solo, de nationalité française, est inquiet. "J’ai eu la chance d’arriver au Royaume-Uni en 2015, une durée suffisante pour avoir maintenant tous les justificatifs qui me permettent de rester de manière sûre sur le territoire anglais", raconte le jeune homme. "Mais on va devoir recruter des musiciens à l’orchestre, on a toujours recruté de manière internationale. Se pose la question de savoir s’ils vont avoir le droit de travailler en Angleterre, comment les faire venir... Tout ça, ce sont sont des problèmes bien réels, qui vont se poser."
"L’Union Européenne avait proposé de maintenir les accords existants avec le Royaume-Uni pour la culture, à savoir des voyages sans visa, des procédures simplifiées. Proposition qui a été froidement rejetée par le gouvernement anglais, probablement plus par ignorance et par arrogance", juge le hautboïste.
La pandémie a eu un peu cet effet écran de fumée où le Brexit est un peu passé en seconde zone mais les problèmes sont réels, demeurent, et pour le long terme" - Olivier Stankiewicz, hautbois solo au LSO
"C'est presque, pardonnez l'expression, médiéval"
Plus que les contraintes très concrètes, c'est aussi contre le principe-même du Brexit que s'élèvent les membres du LSO. "C’était une Union, on était presque dans le même pays, le même continent et on a créé une nouvelle frontière. Pour nous musiciens, les frontières n’existent pas. Notre langage, c’est la musique, c’est un langage international", tient à souligner David Alberman. "J’ai toujours connu une Europe ouverte, depuis le jour où j’ai été faite membre du LSO. Pour moi c’est un retour en arrière, c’est presque, pardonnez l’expression, médiéval, pour moi et tous les artistes. Les artistes n’ont aucune frontière, dans leur cœur ou dans leur art. C’est quelque chose d’inouï et d’impensable pour nous", renchérit Ginette Decuyper.
La remise en question d'un modèle ?
Les nouvelles règles vont probablement pousser le LSO à revoir son modèle. "L'année dernière, on aurait dû être en tournée pendant 99 jours, ce qui est bien sûr de la folie autant pour la planète qu'en termes d'énergie des gens", indique Sir Simon Rattle, directeur musical du LSO et le plus célèbre des chefs d'orchestre britanniques. "Mais c'était comme ça que l'orchestre survivait", dit-il, soulignant que les orchestres britanniques "ne sont payés que lorsqu'ils jouent". "Il faudra trouver un autre moyen financier dans lequel jouer en Europe ne serait pas le principal support", ajoute le chef d'orchestre qui quitte lui-même Londres pour Munich à partir de la saison 2023/2024.
Un crève-cœur pour un orchestre qui compte actuellement une vingtaine de nationalités européennes. "Depuis sa création, le LSO a été une formation internationale. Ça va le devenir de moins en moins", regrette Simon Rattle, précisant que la nationalité britannique été demandée pour les musiciens français du LSO. "Personne n'a vraiment pensé aux effets (du Brexit) sur le secteur culturel. Mais bien sûr, personne ne veut aller au désastre", dit-il.
Les musiciens exhortent Boris Johnson et le gouvernement anglais à revenir aux accords qui prévalaient avant le Brexit pour les artistes. Pour revivre, le plus souvent possible, le tonnerre d'applaudissement qui a récompensé leur performance dans le Grand Théâtre de Provence.