En musique, on s’accorde au « la ». Mais quel « la » exactement ? Pourquoi existe-t-il plusieurs variantes d’une seule et même note, et pourquoi ces diapasons ne cessent-ils d’augmenter au fil des siècles ?
La lumière de la salle est éteinte. Les musiciens arrivent sur scène. Silence. Puis une seule note résonne : un « la ». C'est le début d'un rituel sonore, le même avant chaque concert de musique classique, et ce depuis plusieurs siècles : les instruments s'accordent. Mais quel « la » choisir ? Un « la » n’est-il pas toujours le même ? La question n'est pas simple, et si le « la » d’un concert symphonique aux Etats-Unis semble identique à celui d’un concert en France, il est en réalité très différent.
Mesuré en hertz (unité de mesure du nombre de vibrations d’une onde par seconde), le « la » se situe aujourd’hui en moyenne à 440 hertz. Mais cela est loin d’être une règle uniforme à travers le monde. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les plus grands ensembles américains, dont les orchestres philharmoniques de New York, de Chicago et de Boston privilégient un « la » à 442 hertz. Le Philharmonique de Vienne, sous la direction d’Abbado, se situe à 447 ; à Berlin, le ton monte jusqu’à 448 ; à Moscou, on frôle les 450 hertz.
A chacun son « la »
La mesure précise du diapason est un phénomène récent dans l’histoire de la musique. En effet, au XVIe siècle l’accordage est relatif : il suffit de s’accorder entre les musiciens d’un seul et même ensemble. En 1539, le théoricien de la musique Pietro Aaron écrit dans son essai sur l’accordage des instruments : « Vous devez d'abord choisir la corde ou le degré appelé C, en lui donnant la hauteur qui vous convient. »
La musique à cette époque est principalement une affaire de religion, et souvent jouée accompagnée d’un orgue : il est donc plus facile d’accorder tous les musiciens à l’orgue plutôt que modifier ce dernier à un nouveau diapason. D’autant que la musique de cette époque bougeait peu, il suffisait aux musiciens voyageurs de s’accorder selon le diapason traditionnel de la ville.
Une étude sur les orgues européens réalisée en 1880 par le mathématicien et phonéticien Alexander J. Ellis démontre que le « la » pouvait varier de 374hz à 567hz, une différence de presque une quinte (fa# à do#). On constate une grande différence non seulement entre les pays, mais aussi entre les villes ! Au XVIIe siècle, le « la » est noté à 460 à Venise mais seulement environ 400 à Paris. Au sein même d'une ville, il existe autant de diapasons que de lieux de création : en 1795, le diapason de l’orgue de la Chapelle de Versailles est à 390hz, mais l’Opéra de Paris préfère un « la » à 423hz.
Le « la » variait non seulement entre les villes mais aussi entre les compositeurs, chacun ayant son préféré : le diapason de Haendel se situe à 423hz et celui de Mozart à 422hz. Beethoven, quant à lui, favorisait un « la » à 455hz :
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Hausser le ton
Comme souvent dans l’histoire de la musique, tout change au XIX siècle. Les évolutions sociales et technologiques du nouveau siècle changent radicalement la donne. Les concerts publics se généralisent, menant à la construction de salles de concert toujours plus grandes. Se présente alors un nouveau problème : les sons graves sonnent mieux que les sons aigus, qui eux sont facilement absorbés dans ces grandes salles.
Il est donc nécessaire de rendre le son plus brillant. De nombreuses avancées technologiques permettent aux fabricants de créer de nouveaux instruments plus puissants. Les nouvelles cordes en acier créent un son plus lumineux, d’autant plus quand celles-ci sont accordées de façon plus aiguë. Cette luminosité provient des harmoniques naturelles, les fréquences plus élevées qui résonnent au-dessus de la note jouée. En particulier dans les instruments à cordes, une tension plus élevée produit des harmoniques plus audibles, créant un son plus large et plus résonnant.
L’augmentation du diapason n’est plus seulement un choix esthétique, mais le point de départ d’une course entre les différents orchestres et salles afin d’obtenir un son toujours plus éblouissant et marquant. Par exemple, à l’Opéra de Paris, le diapason est à 423hz en 1810, à 432hz en 1822 et 449hz en 1855. A La Scala de Milan, on pratique même un « la » dépassant les 451hz.
Mais si on peut augmenter le diapason d’un instrument en y apportant des modifications physiques, ce n'est pas chose possible avec les cordes vocales d’un artiste lyrique. L’augmentation, même légère, du diapason oblige les chanteurs à pousser leur voix encore plus haut, au risque de se blesser. De nombreux compositeurs sont persuadés que l’élévation progressive du diapason est une cause de ruine pour les musiciens. C'est le cas de Berlioz :
« Les musiciens chargés des parties de cor, de trompette et de cornet ne peuvent plus maintenant aborder sans danger, la plupart même ne peuvent plus du tout attaquer certaines notes d’un usage général autrefois. […] Et l’on dit : « Les joueurs de trompette et de cor n’ont donc plus de lèvres ? D’où cela vient-il ? La nature humaine pourtant n’a pas changé. » Non la nature humaine n’a pas changé, c’est le diapason. Et beaucoup de compositeurs modernes semblent ignorer ce changement », affirme le compositeur dans son essai A travers chants (publié en 1862).
Que faire face à cette ruée vers un « la » toujours plus brillant ? « L’autorité devrait donc encore intervenir et interdire aux compositeurs l’emploi des sons exceptionnels qui ont détruit tant de beaux organes, et leur conseiller plus d’à-propos et plus d’adresse dans l’emploi des moyens violents de l’instrumentation », propose Berlioz. L’idée semble radicale, mais l’heure est grave.
Se mettre d’accord
En 1858, l’alarme est donnée. Le ministre d’Etat décide d’établir une commission composée d’artistes et de scientifiques, chargée de résoudre les difficultés de l'augmentation et du manque d'uniformité du diapason musical. D'autant que ces difficultés sont artistiques mais aussi commerciales, car le marché des instruments est également concerné par l'absence de diapason fixe. Les tournées des interprètes virtuoses, de plus en plus nombreuses au XIXe siècle, sont également problématiques lorsque le diapason est différent d’une ville à l’autre.
Un « diapason normal » est établi par la commission par un arrêté le 16 février 1859 : toute institution musicale autorisée par l’Etat se doit de respecter légalement une fréquence de « la » de 435hz (selon un diapason à 15° de température ambiante).
L’augmentation du diapason est désormais illégale. Mais l’implémentation générale du diapason est loin d’être immédiate. Ce n'est que 26 ans plus tard, à la Conférence de Vienne de 1885, que le diapason français est accepté dans d'autres pays, dont l’Italie, la Hongrie, la Suède, la Russie, ainsi que trois Etats allemands.
Malgré cet accord, les différences de diapasons persistent néanmoins et créent un véritable désaccord à l’arrivée du XXe siècle et la genèse d’une nouvelle technologie : la radio. Sa capacité de passer d’un concert enregistré ou en direct à un autre à travers le monde entier ne fait qu’accentuer la disparité des diapasons.
Le 28 juin 1919, à l’issue de la Première Guerre mondiale, le Traité de Versailles est signé entre l’Allemagne et les Alliés. Ce traité de paix, annonçant la création de la Société des Nations, contient également de nombreuses conventions pour établir des normes de fabrication pour faciliter les échanges entre la Société des nations. La sous-section 22 de l’article 282 tente de clore un autre débat international qui dure depuis bien longtemps : « la construction d'un diapason normal » selon l’arrêté français de 1885. 435hz devient ainsi le diapason de préférence, imposé par le Traité de Versailles.
Mais la Philharmonic Society d’Angleterre parvient à faire monter leur diapason de manière quelque peu sournoise : si le diapason normal sonne à 435hz à 15°c, mais que la température de leur auditorium se situe plus vers les 20°c, la fréquence du « la » doit elle aussi monter de quelques degrés, à 439hz. Ce dernier étant un nombre premier et difficile à reproduire, le diapason est fixé à 440hz.
Ce diapason est adopté par de nombreux fabricants d’instruments aux Etats-Unis, et sera validé lors d’une conférence internationale de la Fédération Internationale des Associations Nationales de Standardisation à Londres en 1939. La fréquence est de nouveau validée par l’Organisation Internationale de Standardisation (ancêtre de la FIANS) en novembre 1955 et janvier 1975.
On en est là
Le diapason ayant monté d’un ton en cent ans ou d’un demi-ton en un demi-siècle, si sa marche ascendante continuait, il parcourrait en six cents ans les douze demi-tons de la gamme, et serait nécessairement en l’an 2458 haussé d’une octave », alerte Berlioz dans son essai A travers chant (publié en 1862).
Heureusement, la prédiction de Berlioz ne s’avère pas (pour l’instant) vraie. Mais la hausse du diapason ne s’est pas arrêtée pour autant, ni la lutte pour la contrer. En 1988 plus d’une douzaine des plus grandes stars de l’opéra, dont Carlo Bergonzi, Dietrich Fischer Dieskau, Mirella Freni, Christa Ludwig, Birgit Nilsson, Peter Schreier, Joan Sutherland et Renata Tebaldi signent une pétition adressée au gouvernement italien, demandant une baisse officielle du diapason auquel sont accordés les orchestres à 432hz, diapason initialement proposé par Giuseppe Verdi en 1884 :
« L'augmentation progressive du diapason des orchestres provoque de graves dommages aux chanteurs, qui sont obligés de s'adapter à des accordages différents d'une salle de concert ou d'un opéra à l'autre […] le diapason élevé est l'une des principales raisons de la crise de chant, qui a donné naissance à des voix « hybrides » incapables d'interpréter le répertoire qui leur est assigné », affirme la pétition.
Les chanteurs ne sont pas les seuls à vouloir baisser le diapason pour des raisons de préservation. A Cuba, l’Orchestre national cubain des jeunes s’accorde à 436hz pour une raison d’un ordre plus pratique qu’esthétique : l’usure des cordes se fait moins vite. En effet, il n’est pas possible financièrement pour chacun des musiciens de remplacer régulièrement ses cordes. Retenir l’augmentation du diapason permet ainsi de prolonger la durée de vie de leur matériel.
Le « la » continuera-t-il son ascension vers de nouvelles fréquences stratosphériques ? Comment se terminera cette course aux armements musicale entre les différents orchestres pour une meilleure brillance sonore ?
« Le diapason est, au même titre que le mètre et le litre une mesure légale […]. Pourquoi chaque orchestre ne posséderait-il pas un diapason métallique, officiellement estampillé, et sur lequel on s'accorderait avant les répétitions, avant les concerts ? C'est très simple, trop simple sans doute, et nous continuerons longtemps encore, quand nous suivons sur une partition, a entendre un si bémol où nous lisons un la bécarre… », raisonne Le Monde en septembre 1945. En effet, avant de s’accorder, il serait ainsi nécessaire de se mettre d’accord.