Carmen de Georges Bizet : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'opéra
Par Alice BoccaraLe 7 juin, c’est l’anniversaire du ténor franco-italien Roberto Alagna, qui, à 54 ans et plus de trente ans de carrière, a toujours rendu hommage au répertoire français. C’est l’occasion de revenir sur l’opéra français le plus joué au monde : Carmen de Bizet.
Opéra-comique en quatre actes dont l’action se situe à Séville dans les années 1820, Carmen est aujourd’hui l’opéra le plus joué dans le monde. Pourtant, l’accueil avait été plutôt froid à sa création le 3 mars 1875. Alors que l’opéra est joué à l’Opéra Bastille dans une mise en scène très cinématographique de Calixto Bieito avec pour décor l’Espagne des années 70 et les camps de gitans, revenons sur cette oeuvre intemporelle et sulfureuse.
Carmen est l’ultime opéra de Georges Bizet (1838-1875), sur un livret d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy (aussi auteurs des livrets d’opérettes d’Offenbach) et d’après une nouvelle de Prosper Mérimée. Considérée comme un renouveau dans l’opéra français, cette oeuvre marque un retour au lyrisme, dans la lignée des opéras de Rameau, de Gluck ou encore de Berlioz.
Les feux de l’amour à Séville
Carmen c’est avant tout de l’émotion, de l’amour, des trahisons, un crime passionnel, des hors-la-loi… le tout à Séville, dans les années 1820. Tout commence sur une place de la ville, entre la caserne de police et une usine de cigares. Don José est brigadier à la caserne tandis que Carmen, la gitane qui charme tous les hommes (et fait enrager les femmes), y travaille comme ouvrière. Railleuse, elle y provoque une bagarre et finit par marquer avec son couteau une croix sur le front son adversaire : Carmen doit être emprisonnée. Mais le brigadier Don José (pourtant déjà fiancé à une jeune fille blonde et naïve du nom de Micaëla) est ensorcelé par la belle brune et la laisse s’enfuir.
À l’acte II on se retrouve dans la taverne de Lillas Pastia, repère de la pègre, où Carmen chante et danse pour séduire le torero Escamillo. Survient Don José, fou de jalousie pour la gitane dont il est tombé éperdument amoureux. Une bagarre éclate. Mais Carmen reproche à son amant de ne pas l’aimer assez pour déserter et s’enfuir avec elle. Il lui déclare alors son amour et accepte de la suivre dans une scène d’un lyrisme passionné, et introduite par un solo de cor anglais.
Acte III : rien ne va plus entre les deux amants, devenus contrebandiers dans les montagnes alentours. Carmen n’aime plus Don José, et Micaëla (sa fiancée qu’il a quitté) est à sa recherche. C’est alors que Escamillo, le torero bad boy, fixe à Carmen un rendez-vous aux prochaines corridas. Au dernier acte, tout finit de nouveau sur une place de Séville. Aux portes des arènes, la foule acclame Escamillo qui s’avance avec Carmen à son bras. Don José paraît, et supplie Carmen de lui revenir, mais elle le repousse. Résultat : l’amant rejeté la poignarde avant de se rendre à la police.
L'amour est enfant de Bohême...
L’air de La Habanera (acte I) est un des plus célèbres airs de Carmen. C’est aussi le seul thème de cet opéra directement pris du répertoire espagnol - et son histoire vaut le détour. La cantatrice Célestine Galli-Marié - que Bizet avait choisi pour créer le rôle de Carmen en raison de la chaleur de son timbre et de son jeu naturel - s’est avérée très exigeante, au point qu’elle aurait demandé à Bizet de réécrire treize fois son grand air d’entrée en scène. Au bout de douze versions, Bizet est en panne d’inspiration. Il tombe alors sur un recueil de chansons espagnoles de 1864, où se trouve El Arriglito. Enchanté, il reprend l’air, qu’il a déjà entendu au Théâtre Impérial Italien de Paris.
Persuadé qu’il s’agit d’une chanson populaire (et donc anonyme), il ne modifie qu’assez peu la musique et le rythme, et ne cite bien sûr pas l’auteur original, Sebastián Iradier, un compositeur basque espagnol. Ce rythme c’est la habanera, qui donne son nom à l’air de Bizet. Là encore, il y a un malentendu : habanera signifie en espagnol «havanaise», or à Cuba il n’y ni Bohémienne, ni Gitane comme la belle Carmen.
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Le texte subit quant à lui de grands changements, les librettistes ne se contentant pas d’une simple traduction de la version espagnole : alors que dans la version originale une femme raconte sa méfiance envers les séducteurs qui lui promettent le mariage et l’invitent à danser la habanera, dans la traduction française il s’agit de l’histoire d’un homme séduit et victime de son amour pour une étrangère…
Un opéra pas assez français
Avec Carmen, Bizet continue dans la veine exotique qu’il a déjà exploitée dans son opéra précédent, Dajmileh (1872), et où l’esclave Djamileh est éprise de son maître, le prince Haroun, noble turc qui s’est lassé d’elle et a décidé de la revendre. Mais il n’est pas le seul : au moment où l’opéra voit le jour, la plupart des artistes français vouent un véritable culte à l’exotisme, et rien de tel que le peuple tzigane pour évoquer un ailleurs fait de sensualité et d’errance.
Lors de la création de Carmen à l’ Opéra-Comique, ce qui est reproché à Bizet c’est en fait moins le cadre espagnol de son opéra que son supposé côté allemand : on l’accuse d’être «wagnérien». Et au lendemain de la défaite de la France face à la Prusse à Sedan (1870), «wagnérien» est aussi insultant que «sorcière» au Moyen- Age. C’est aussi une façon de reprocher à Bizet d’avoir fait un opéra trop alambiqué et irréaliste - reproche qu’on avait déjà adressé au Cid de Corneille, tiré lui aussi d’un sujet espagnol…
Opéra-comique, bourgeoisie et Ordre moral
Carmen appartient au genre de l’opéra-comique, mais que Bizet transfigure : s’il en retient la vivacité, le comique est fortement tempéré par le tragique de l’histoire de Mérimée. Il garde aussi l’alternance de passages chantés et de passages parlés (moments de dialogue sans musique). Mais après la mort de Bizet, ils furent remplacés par des récitatifs (des passages de parlé-chanté accompagnés par l’orchestre) écrits par Ernest Guiraud - de sorte que Carmen n’est plus vraiment un opéra-comique mais simplement un opéra.
En 1875, le genre de l’opéra-comique est tout à fait à la mode. Sous le Second Empire (1852-1870), il était tombé dans un déclin relatif, au profit des opérettes d’ Offenbach. Mais après la chute de Napoléon III, il est préféré à l’opérette, jugée trop frivole (mais dont l’opéra-comique se rapproche pourtant beaucoup).
On est alors en plein dans la période de l’Ordre moral : dans les premiers temps de la IIIe République, au lendemain de la défaite de la France à Sedan et de l’écrasement de la Commune de Paris (1870-71), ce sont les monarchistes et les conservateurs catholiques qui gouvernent la France, et souhaitent la «remoraliser» afin d’éloigner le spectre de la Commune : on ferme les cabarets et les cafés, lieux fréquentés par la gauche radicale et qui font concurrence à la messe du dimanche matin ; on révoque les fonctionnaires sortis du rang ; on établit un couvre-feu…
Carmen : une femme en roue libre
Dans ce contexte de rigueur morale, le personnage de Carmen, femme libre de corps et d’esprit, choque les spectateurs. Lors de la première, le IVe acte se joue dans un climat glacial, face à un public familial (et notamment de jeunes filles à marier amenées là par leurs parents) qui n’apprécie pas du tout la liberté et la sensualité du personnage de Carmen. C’est l’acte final de l’opéra, qui se termine sur l’assassinat de Carmen par son amant déchu, Don José, fou d’amour et de jalousie pour la séductrice gitane.. La mort d’une femme sur scène, volage qui plus est, c’est le comble de l’immoral !
Bizet, mortifié, s’en va se cacher dans les loges. Dans le journal Le Siècle, le personnage féminin central de l’opéra est brutalement attaqué : «c’est une Carmen absolument enragée. Il faudrait la bâillonner et mettre un terme à ses coups de hanche effrénés en l’enfermant dans une camisole de force après l’avoir rafraîchie d’un pot à eau versé sur la tête». Le journaliste aurait sûrement préféré la version proposée par la marque Ajax, où l’on chante La Habanera en récurant la baignoire…
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De la nouvelle de Mérimée au livret d'opéra
Personne n’avait été choqué par la nouvelle de Mérimée parue en 1847 (et dont est tiré le livret), alors que déjà Carmen s’y avançait «en se balançant sur les hanches, comme une pouliche du haras de Cordoue. [...] À Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ; elle répondait à chacun en faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était.»
Les librettistes de Bizet - Meilhac et Halévy - conscients du caractère effronté de son héroïne, avaient pensé pouvoir arranger les choses en opposant à Carmen - jupe fendue, clope au bec et corsage échancré - la jeune Micaëla, une jeune paysanne aux tresses blondes fiancée à Don José, que Carmen lui ravit…
L’interprétation du personnage de Carmen est assez difficile. Depuis Célestine Galli-Marié, de nombreuses chanteuses se sont essayées à ce rôle qui se prête aussi bien aux mezzo-sopranos qu’aux sopranos dramatiques. Vous pouvez écouter par exemple Angela Gheorghiu sous la direction de Michel Plasson ou encore Elīna Garanča, qui a triomphé dans le rôle. Mais écoutez surtout la Tribune des critiques le 16 juillet sur France Musique (en public au festival d’Aix-en-Provence) sur la meilleure Carmen.
Les vrais savent
Si le public n’a pas réservé à Carmen le succès espéré par son compositeur, ce n’est pas pour autant un échec, et beaucoup saluent au contraire le génie de Bizet : Tchaïkovski annonce en prophète que «d'ici dix ans, Carmen sera l'opéra le plus célèbre de toute la planète», Brahms assiste une vingtaine de fois aux représentations, et Saint-Saëns écrit à son grand ami pour le féliciter.
Quant à Nietzsche, dans Le cas Wagner, il ne tarit pas d’éloge sur l’opéra et son compositeur :
«Cette oeuvre vaut pour moi un voyage en Espagne. [...] C’est un exercice de séduction, irrésistible, satanique, ironiquement provoquant. C’est ainsi que les anciens imaginaient Eros. Je ne connais rien de semblable en [musique].»
Carmen dérange toujours
Encore aujourd’hui, Carmen dérange. En 1982, l’opéra fait scandale en Chine car la représentation est jugée scabreuse, tandis qu’en 2014 le West Australian Opera de Perth en Australie avait retiré de l’affiche l’opéra de Bizet, car la direction avait jugé qu’il faisait l’apologie du tabac. Le critique Cameron Woodhead s’était moqué de cette censure politiquement correcte, en remarquant que Carmen n’avait pas été annulé pour «sa représentation du crime organisée ou de la violence domestique, mais à cause de l'usine de cigarettes où travaille le personnage principal».
Funeste chiffre 3 pour Bizet
Bizet est mort prématurément d’un infarctus, l’année-même de la création de Carmen - et l’insuccès (relatif) de son dernier opéra n’y serait pas pour rien… Les commentateurs et biographes se sont beaucoup demandé quelle était la nature exacte des liens entre Carmen et la mort de Bizet, à l’âge de 37 ans. Le plus inventif, c’est peut-être Maurice Tassard qui dans l’Avant-scène Opéra développe une théorie autour du chiffre 3 :
«Carmen fut créée le troisième mois de l’année. Trois mois plus tard, le 3 juin, Bizet succomba à une rupture d’anévrisme au moment où _Mme Galli-Marié__, chantant pour la trente-troisième fois de l’année le Trio des cartes, au IIIe acte [de Carmen], retournait la carte impitoyable qui dit toujours : la Mort !»_
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D’autant qu'à la mort de Bizet, Carmen avait atteint trente-trois représentations en trois mois, à raison d’une représentation tous les trois jours…