Ces musiciens de haut niveau qui n'ont pas choisi de faire carrière
Par Victor Tribot LaspièreLe festival de piano Les Amateurs virtuoses qui se tenait à Paris en juin met à l'honneur des musiciens de haut niveau mais qui ont pourtant fait le choix de rester amateur.
La Chambre des Notaires, dans un hôtel particulier situé place du Châtelet à Paris, accueille en juin la 17e édition du festival de piano Les Amateurs virtuoses. Une dénomination qui décrit bien ce qu'on va y trouver : des pianistes amateurs de haut niveau. Ils sont ingénieurs, kinésithérapeutes, économistes ou psychiatres et ont en commun d'être excellent avec leur instrument. En ce jour de fête de la musique, le public est convié à assister à une masterclass de Rena Shereshevskaya auprès de deux élèves : Dale Backus, un ingénieur mécanicien américain et Geoffroy Vauthier, un autre ingénieur qui a notamment travaillé sur l'acoustique de la Philharmonie de Paris.
Tous les deux viennent bénéficier d'une heure de cours particulier avec la grande pédagogue russe installée en France où elle enseigne au conservatoire de Rueil-Malmaison ainsi qu'à l'Ecole normale de musique de Paris. En parallèle de sa carrière de soliste, son enseignement est très prisé des professionnels et compte parmi ses élèves Rémi Geniet, 2e Prix du Concours Reine Elisabeth de Belgique en 2013 et Lucas Debargue, 4e Prix et Prix spécial de la Critique au Concours international Tchaïkovski de Moscou en 2014.
Pour la deuxième année consécutive, elle a accepté de venir dispenser des masterclass pendant le festival de piano Les Amateurs virtuoses. « J’aime la différence qu’il peut y avoir entre un musicien professionnel et un amateur. Après une journée de travail, le professionnel qui a un métier très physique dans lequel il dépense son âme, fera tout son possible pour éviter tout ce qui touche à la musique. Il a besoin de reposer ses sens et ses oreilles. L’amateur, lui, utilisera son temps libre après le travail pour faire de la musique. C’est sa passion. Il se détend grâce à la musique. C’est une approche qui change beaucoup de choses ».
Rena Shereshevskaya apprécie de travailler et faire travailler ces différents types de profil. Elle reconnaît également qu'il existe une certaine forme d'indulgence concernant les amateurs. « Le professionnel travaille des heures pour que sa technique pianistique soit parfaite et devienne un automatisme pour se concentrer sur l’interprétation. L’amateur lui, n’a pas le temps de travailler sa technique avec autant de profondeur. On pourra donc lui pardonner quelques imperfections, ce qui ne sera presque jamais le cas pour un professionnel ». La pianiste russe se souvient d'ailleurs avoir eu quelques surprises avec des élèves brillants, dont elle sentait des aptitudes pour se lancer dans une carrière professionnelle, mais qui ont malgré tout choisi une autre voie. « Je me souviens d’un élève en particulier. Il a commencé à travailler avec moi à l’âge de 12 ans. Il habitait dans le Nord-Pas-de-Calais et venait toutes les semaines à Colmar où j'enseignais à l'époque. Etant donné son talent, j’étais persuadée qu’il deviendrait professionnel. Il se produisait déjà à Moscou à l'âge de 14 ans, jouait des concertos avec des orchestres, etc. Mais à l’âge de 17 ans, il a pris la décision de faire une grande école ».
Et ce jeune homme qui a 20 ans désormais s’appelle Arnaud Dupont. Il poursuit des études d’ingénieur à Telecom Sud Paris, grande école généraliste du numérique. En parallèle, il étudie toujours la musique à l’Ecole Normale de Musique Alfred Cortot. Il a notamment obtenu l’année dernière le 2e Prix du Concours international de piano amateur de l’Ecole Polytechnique. Il explique avoir fait le choix d'études plus « conventionnelles » par « sûreté ». Celui qui a eu son bac a 16 ans s’estimait trop « jeune » pour se lancer corps et âme dans la musique. « Les mathématiques fonctionnaient bien pour moi et j’ai souhaité pousser l’apprentissage. Je ne viens pas d’une famille de musiciens et je ne connais pas grand monde dans ce milieu à part Rena Shereshevskaya. En concertation avec mes parents, nous en avons conclu que cela était un peu risqué de faire le choix de la musique. Et puis je n’ai pas non plus les aptitudes exceptionnelles d’un Lucas Debargue » analyse Arnaud Dupont.
Mais il n’a pas pour autant tiré un trait sur la musique. Il se laisse les deux dernières années de son école d’ingénieur pour prendre une décision. Il sait que cela ne sera pas facile pour la poursuite de sa pratique musicale puisqu’en dernière année d’école, il devra effectuer un stage de 6 mois en entreprise, ce qui lui laissera beaucoup moins de temps pour travailler son piano. Il reconnaît que jusqu’à présent, il a tout fait pour qu’un instrument ne soit jamais loin de son lieu d’études. « Lors de ma prépa, j’ai eu la chance de bénéficier d’un piano à queue dans la chapelle de l’établissement. Je réalise un stage de 2 mois à Amsterdam cet été et j’ai trouvé une location avec un piano dans le salon. La prépa a été compliquée parce que l’emploi du temps ne me laissait pas beaucoup de temps. Désormais en école d’ingénieur, j’arrive à pratiquer le piano de une heure à trois heures par jour. D’autant plus qu’il y a certains cours qu’on peut se permettre de sécher. Jusqu'à présent j'ai réussi à maintenir mon niveau, voire à progresser ».
Contrairement à la vision de son ancienne professeur, Arnaud Dupont ne considère pas la pratique de la musique comme de la détente. « Je vois toujours cela comme du travail. Certes qui me passionne plus que les mathématiques et qui me procure beaucoup de plaisir, mais du travail tout de même. Je crois que c'est le seul moyen pour continuer à progresser. Il faut se fixer des objectifs, travailler même si nous ne sommes pas en forme, etc. ». Le jeune pianiste et futur ingénieur tient à se fixer quelques échéances pour se pousser à travailler de manière cadrée. Il donnera prochainement un concert au profit d'une association caritative.
Selon Rena Shereshevskaya, l'autre grande différence entre les amateurs et les professionnels, c'est la façon de travailler « Tout au plus, les grands amateurs arriveront à maintenir une technique solide, voire à la faire progresser mais ils n'auront pas le temps de faire ce même travail pour l'interprétation. C'est ce que je dis toujours à mes élèves en voie de professionnalisation, il faut travailler pour obtenir un automatisme dans l'interprétation. Comme ça, peu importe ce qui peut se passer le soir du concert, on est certain d'avoir une base de suffisamment grande qualité pour le public. Et si ce jour-là on se sent en grande forme, alors on a la liberté d'aller encore plus et d'essayer différentes choses ».
Ce jour-là, dans le public qui assiste à la masterclass de Rena Shereshevskaya, il y a Manuel Gaulhiac, un jeune polytechnicien de 25 ans titulaire d'un DEM de piano et toujours élève à l'Ecole normale de musique de Paris. S'il a pour l'instant choisi de s'orienter vers une voie scientifique, il n'a pas lui non plus totalement abandonné la possibilité d'une carrière artistique. « Je suis venu ici car j'était très curieux d'observer la façon d'enseigner de Rena Shereshevskaya dont on entend beaucoup parler en ce moment. J'apprécie le fait qu'elle donne beaucoup de références littéraires pour faire passer ses idées même si pour ce pianiste qui avait des problèmes d'ordre plutôt technique, cela n'a pas dû beaucoup l'aider ». Manuel Gaulhiac parvient à jouer du piano trois à quatre fois par semaine par tranches de plusieurs heures. Il a toujours souhaité concilier les sciences et la musique mais comme l'a dit André Gide, « Choisir, c'est renoncer ». Donc pas de carrière musicale pour le jeune homme, mais la certitude de conserver une pratique régulière et une forte exigence personnelle pour répondre à ce désir inextinguible de musique.