Charles Mingus est l’un des contrebassistes les plus emblématiques de l’histoire du jazz. Mais face à la réalité et à l’injustice sociale, « l’homme le plus en colère du jazz » fera de son œuvre un art non seulement musical mais aussi politique.
Né le 22 avril 1922, Charles Mingus est initialement destiné au violoncelle, avec le rêve de devenir un compositeur et musicien classique. Mais il est encore difficilement imaginable aux États-Unis de faire entrer dans ce monde un musicien noir. Son admiration pour l’immense Duke Ellington le fait alors se tourner vers le jazz, et la contrebasse. C’est ici que Mingus trouve la plateforme parfaite pour véhiculer sa colère et son insoumission infatigable. Surnommé « l’homme fâché du jazz », Mingus fera de son jazz un étendard levé contre le racisme et la traite des Noirs en Amérique.
Réunissant la musique religieuse de son enfance, ses ambitions classiques et son admiration pour le blues de Duke Ellington, la musique de Charles Mingus est ainsi à son image. Mais il manque un ingrédient essentiel dans cette recette musicale : une colère bouillonnante qui ne manquera pas de faire déborder le pot.
Mingus, un musicien ancré dans la réalité
« La musique est, ou était, un langage des émotions. Si quelqu'un fuit la réalité, je ne m'attends pas à ce qu'il aime ma musique, et je commencerais à m'inquiéter si une telle personne commençait vraiment à l'aimer », écrit Charles Mingus à Miles Davis, dans une lettre publique publiée en 1955. Le message est clair : il est impossible d’apprécier la musique de Charles Mingus sans faire face à la réalité de son monde. En tant que musicien de jazz noir en pleine ségrégation américaine et lutte pour les droits civiques, la réalité du musicien est une forme de contestation, de colère, de racisme et d’injustice.
Comme Ellington avant lui, Mingus cherche à élever le statut des Noirs américains à travers sa musique. Il le fera, cependant, avec une voix musicale encore plus politisée, conçue pour réunir et exprimer la colère de tout un peuple. Mingus utilisera ainsi sa scène comme tribune pour aborder des sujets tels que le mouvement des droits civiques, dans It was a lonely day in Selma, Alabama, l'autodétermination noire dans Haitian Fight Song,* et même la prolifération nucléaire dans * Oh Lord, Don't Let Them Drop That Atomic Bomb on Me.
Sensible aux questions d'injustice et de racisme, Charles Mingus n’est pourtant pas un agitateur politique, préférant exprimer sa vision de la réalité de manière plus subtile, à travers sa musique ou parfois en annonçant à voix haute en plein concert les titres provocateurs de ses compositions : cela suffira parfois à le faire censurer. Lors d’une tournée en Yougoslavie dans les années 1970, Mingus ajoute au programme sa chanson Remember Rockefeller at Attica, critique acerbe de la réaction brutale du gouvernement américain suite à un soulèvement dans une prison à New-York. Chanson hautement controversée aux Etats-Unis, l'ambassade américaine interdit le musicien d'annoncer les titres de ses chansons lors de son concert.
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"Fables of Faubus"
Alors que l’engagement de Mingus se lit dans les titres et les notes de ses compositions, un évènement marquant poussera le contrebassiste à exprimer sa colère à travers la parole.
Le 3 septembre 1957, dans l’Arkansas, neuf élèves afro-américains sont inscrits à la Little Rock Central High School. Bien que la cour suprême des États-Unis a mis fin à la ségrégation raciale dans l'enseignement public le 17 mai 1954, les élèves sont empêchés d’entrer dans l’établissement par les autorités de l'Arkansas, sous ordre du gouverneur de l'Arkansas, Orval Faubus, ce dernier souhaitant maintenir les lois ségrégationnistes de son Etat.
En conséquence à cette grande injustice raciste, le jazzman colérique Charles Mingus se met alors à composer sa puissante Fables of Faubus, avec un échange de paroles engagées entre Mingus et son batteur Dannie Richmond, typique des chansons de contestation à l'époque :
Oh Lord, don’t let ‘em shoot us! / Oh Seigneur, qu’ils ne nous tirent pas dessus !
Oh Lord, don’t let ‘em stab us! / Oh Seigneur, qu’ils ne nous poignardent pas !
Oh Lord, don’t let ‘em tar and feather us! / Oh Seigneur, qu’ils ne nous goudronnent et ne nous plument pas !
Oh Lord, no more swastikas! / Oh Seigneur, plus de croix gammées !
Oh Lord, no more Ku Klux Klan! / Oh Seigneur, plus de Ku Klux Klan !
Name me someone who’s ridiculous, Dannie / Donne-moi le nom de quelqu'un qui est ridicule, Dannie
Governor Faubus! / Le gouverneur Faubus !
Why is he so sick and ridiculous? / Pourquoi est-il si malade et ridicule ?
He won’t permit integrated schools / Il n'autorise pas les écoles intégrées
Then he’s a fool! / Alors c'est un imbécile !
Boo! Nazi Fascist supremists! / Boo ! Suprémacistes fascistes nazis !
Boo! Ku Klux Klan (with your evil plan) / Boo ! Ku Klux Klan (et ton plan diabolique)
La chanson est enregistrée pour la première fois sur l'album Mingus Ah Um, mais le label Columbia Records trouve les paroles trop controversées, et la chanson ne sera publiée que dans sa version instrumentale. Ce n'est qu'en 1960 que Mingus parvient à ajouter les paroles à sa musique, dans l’album Charles Mingus Presents Charles Mingus, publié par le label indépendant Candid Records. En raison d’un problème de contrats avec Columbia, la chanson ne peut pas porter le nom Fables of Faubus, et sera donc intitulée Original Faubus Fables.
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Poignante et satirique, Original Faubus Fables est une chanson qui met en lumière les difficultés sinistres auxquelles la communauté noire américaine est alors confrontée au quotidien.
Un siècle après sa naissance, Charles Mingus, l’homme le plus en colère du jazz, incarne toujours le pan le plus engagé de l’histoire du jazz, ne cessant d’affirmer la posture musicale d’un jazzman dressé face à la réalité et l’injustice. 100 ans plus tard, l’œuvre colérique de Charles Mingus sonne avec autant de férocité que d’actualité.