Comment compose-t-on pour les jeunes aujourd'hui ?

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Comment compose-t-on pour les jeunes aujourd'hui ?

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Comment compose-t-on pour les jeunes aujourd'hui ?
Comment compose-t-on pour les jeunes aujourd'hui ?
© Getty - Steve Russell

Comment les compositeurs abordent-ils une œuvre destinée aux jeunes oreilles ? La musique contemporaine peut-elle toucher le jeune public ? Quatre compositeurs témoignent.

Œuvres instrumentales, scéniques, lyriques, la création musicale pour jeune public est multiforme et explose depuis trente ans en France. Qu'elle soit née d'une commande ou de la recherche personnelle du compositeur, qu'elle soit interprétée par des musiciens professionnels ou par de jeunes interprètes, une œuvre pédagogique a souvent un cahier des charges précis. Quelles en sont les contraintes et les défis pour un compositeur ? Rencontre avec Violeta Cruz, Thierry Escaich, Jean-Frédéric Neuburger et Karol Beffa

Thierry Escaich, compositeur, improvisateur et organiste

Thierry Escaich
Thierry Escaich
© Radio France - Guy vivien

Tant que le compositeur incarne sa musique, elle n'aura aucun mal à atteindre un public jeune.

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France Musique : Quand vous commencez une œuvre destinée aux jeunes, cherchez-vous à adapter votre langage musical, à le rendre plus accessible ?

Thierry Escaich : Quand je compose pour un public jeune, je ne vais pas forcément simplifier mon style. Les enfants sont très réceptifs, ils ont moins d’a priori d'écoute que les adultes. Il suffit que la musique les surprenne, qu'elle bouge, ils cherchent quelque chose d’inouï. Ils ont une vraie curiosité pour le sonore et une passion pour les instruments, aussi. Par le passé, je suis souvent intervenu dans des écoles, où j'ai fait venir des classes entières à la tribune de l’orgue. L'instrument les fascine au plus haut point. Ils me disent : « Mais tu pilotes un engin qui vole ! » Ils veulent tout de suite savoir comment ça marche, comment on le manipule, à quoi servent les tuyaux, comment on actionne les registres. Tout les intéresse, en particulier les sons inhabituels et insolites, on peut jouer sur les tessitures, sur les timbres, c'est le coté invention qui les captive.

Faut-il passer par les moyens extra-musicaux pour aller chercher un public éloigné de la musique contemporaine ?

C'est davantage le cas avec les adolescents, qui sont influencés par la musique commerciale. A ce moment-là, la rencontre peut passer par différents moyens. Je travaille beaucoup avec l'image. En tant qu'improvisateur, j'accompagne souvent des films muets pour un public de jeunes non-initiés à la musique contemporaine. Et j'utilise des moyens savants sans aucune concession. Je me rends compte à chaque fois que la moitié de ceux qui sont venus d'abord pour le film sortent avec une idée positive sur ce qu’ils ont entendu, alors qu’ils ont passé deux heures à écouter de la musique dense et pas facile d'approche.  Ils finissent par applaudir debout ! Le fait de travailler avec la mise en scène, l'image et la vidéo peut être un excellent moyen d'attirer des jeunes vers la création musicale.

En même temps, le monde des jeunes est dominé par l'image. Sont-ils pour autant moins disponibles pour tout simplement écouter ?

Evidemment, et on n'y peut rien. C'est mécanique. Mais je crois que cela changera. Nous sommes arrivés à un point de non-retour, de saturation totale dans notre rapport à l'image, et cela suscitera forcement les questions sociétales. Les enfants sont formés à une écoute calibrée, courte, et très conditionnée par le visuel. Mais le spectacle, la scène, conservent leur importance. Du moment où le compositeur incarne sa musique, elle est vivante. D'ailleurs, c'est ce que faisaient les compositeurs au cours de l'histoire, avant qu'on ne les enferme dans une sorte de tour d'ivoire de l'avant-garde. Aujourd'hui il faut réinventer le format du concert, casser le rituel, le rendre plus ouvert, plus mélangé, moins figé. Et surtout, faire un travail considérable à l'école.  C'est uniquement en intégrant la pratique musicale à l'école, à tous les niveaux - et je vois d'un très bon œil l'initiative du Ministère d'implanter les chorales dans tous les établissements  - que l'on arrivera à rajeunir le public des salles de concert, et par conséquent, rétablir le lien entre le compositeur d'aujourd'hui et les jeunes.  

Les grands entretiens
27 min

Violeta Cruz, compositrice et artiste sonore

Violeta Cruz
Violeta Cruz
- Violeta Cruz

Il s'agit de découvrir une autre musique par sa propre expérience, en tant qu'acteur, en chantant ou en jouant.

France Musique : Vous venez de créer La Princesse légère  pour  4 solistes, 2 comédiens, orchestre et électronique, une commande de l’Opéra Comique. C'est un opéra pour "public familial", à la fois votre première œuvre destinée aux jeunes et votre premier opéra.  Comment avez-vous abordé l'écriture pour jeune public ?

Violeta Cruz : En fait, je l'ai imaginé comme une œuvre destinée aux familles, je la voulais à la fois exigeante musicalement et transparente dans la narration, pour que toutes les générations puissent y trouver quelque chose d’intéressant. J'ai choisi le conte, qui a un coté narratif, mais aussi cette portée universelle, avec des personnages archétypaux, qui peuvent à la fois raconter une histoire et nourrir une réflexion plus universelle, sur la différence et sur l'identité par exemple.

Musicalement, c'est une oeuvre dense et exigeante, pensez-vous qu'elle peut-être facilement comprise par les jeunes ?

J'ai énormément travaillé avec les metteurs en scène Jos Houben et Emily Wilson sur tous les aspects scéniques pour que même les plus jeunes puissent être captivés, sans pour autant que je fasse de concessions musicales. Comme par exemple cette idée que chaque tableau de l’opéra représente une seule émotion, pour justement rendre la narration plus claire et éviter la surcharge.

Comment justement les compositeurs d’aujourd’hui peuvent toucher les jeunes à votre avis ? Est-ce principalement par les projets scéniques, liés au visuel et au spectacle ?

Ce qui est le plus important à mon avis, c’est de rendre les jeunes acteurs de la création musicale. Je travaille actuellement sur un projet avec les enfants des orchestres Demos. Ce qui m'intéresse, ce n’est pas de leur faire apprendre à jouer une musique que j’aurais composée dans mon coin. On va partir des instruments bricolés -  que les enfants construiront eux mêmes, ensuite nous découvrirons ensemble les sonorités que ces instruments pourront produire, et à partir de là, nous construirons une œuvre ensemble. Ou encore, ma pièce "Pli", pour chœur professionnel, chœur d'enfants sans formation musicale, qui ne lisent pas de partition et où le public chante à la fin. Il s'agit de découvrir une autre musique par sa propre expérience, en tant qu'acteur, en chantant ou en jouant. 

Karol Beffa, compositeur, improvisateur et musicologue

Karol Beffa
Karol Beffa
© Getty - Eric Fougere

Même si les enfants d'aujourd'hui évoluent dans un monde très ancré dans le visuel, leur imagination sonore est encore très disponible. 

France Musique : Que veut dire « composer pour les jeunes » pour vous ? Quelles en sont les contraintes, s'il y en a, par rapport à votre démarche habituelle ?

Karol Beffa : Ma démarche n'est pas fondamentalement différente lorsque je compose pour les jeunes. Mais écrire des œuvres 'faciles' n'est pas évident car le cadre qui détermine une œuvre jeune public est plein de contraintes, qu'il s'agisse d'une oeuvre destinée à un public jeune ou à de jeunes musiciens. Une première, c'est le découpage de l'oeuvre : je dois veiller à ne pas épuiser les interprètes peu expérimentés, tout en les gardant éveillés sur scène. Pareil pour un public de jeunes, dont l'attention maximale ne peut excéder une cinquantaine de minutes. Mon écriture doit ensuite tenir compte de leur niveau : seront-ils en mesure de jouer ou chanter des mélodies ou des rythmes que je propose ? Pour L’Esprit de l’érable rouge, conte musical que j'ai créé avec l'ONDIF, j'ai dû composer pour un ensemble mixte, constitué d'interprètes aguerris et d'interprètes peu expérimentés. Il fallait donc superposer une écriture plus complexe et une autre, plus simple. C'est un exercice particulier. 

Vous avez composé plusieurs contes musicaux à destination des jeunes... C'est un format qui vous semble plus proche des enfants aujourd'hui ?

Même si les enfants d'aujourd'hui évoluent dans un monde très visuel, leur imagination sonore est encore disponible. Et le contenu extra-musical peut être un excellent moyen de la solliciter, notamment par la littérature ; c'est pour cette raison que je fais particulièrement attention au choix des textes. Ils doivent avoir une grande valeur littéraire (comme celui de Daniel Pennac pour L’Œil du loup), mais rester abordables, tout en se prêtant à plusieurs niveaux de lecture, ce qui permet une implication aussi bien des tout jeunes que des plus grands. L'idée c'est d'y voir un intérêt qui dépasse l'intrigue et qui peut engager les enfants plus grands et les adolescents dans une réflexion autour des problématiques plus universelles, comme la liberté ou l'écologie par exemple.

Et par rapport à la musique que vous imaginez pour un texte, quelle est sa portée pédagogique ?

Il y a d'abord la rencontre avec la musique. Je cherche à restituer un univers proche de l'imaginaire des enfants, onirique, fantastique, auquel ils pourront facilement s'identifier. Ensuite, on peut faire un vrai travail d'initiation au langage musical en utilisant les moyens musicaux. Découvrir l'orchestre, les timbres de différents instruments et leurs combinaisons. Se familiariser avec les tonalités, les modes, la modulation en jouant sur différentes ambiances. Travailler la mémoire musicale en utilisant des thèmes simples, facilement mémorisables. C'est un fabuleux outil pédagogique. 

Jean-Frédéric Neuburger, pianiste et compositeur

Jean-Frédéric Neuburger
Jean-Frédéric Neuburger
© Radio France

Je sens qu'il est de mon devoir de rester dans la musique "pure" pour éveiller la curiosité des jeunes, peu habituées au confort de l'écoute. 

France Musique : Comment un jeune compositeur comme vous conçoit-t-il des œuvres destinées au jeune public ?

Jean-Frédéric Neuburger : Il y a deux cas de figure lorsqu'on compose pour les jeunes : les œuvres à destination d'un public jeune, et celles qui sont censées être interprétées par de jeunes musiciens. Les deux situations comprennent un certain nombre de paramètres à prendre en compte lorsque l'on compose. J'ai composé des pièces pour piano destinées aux jeunes pianistes pour lesquelles j'ai notamment cherché à respecter les limites techniques d'un interprète peu expérimenté. La musique contemporaine est souvent extrêmement difficile à interpréter du point de vue technique, mais elle n'est pas plus complexe à appréhender qu'une musique plus tonale. Les oreilles des jeunes sont beaucoup moins conditionnées par l'expérience de l'écoute, et par conséquent, plus ouvertes à la recherche sonore. C'est pour cette raison-là que je ne fais aucune concession au niveau du langage, seulement au niveau technique. 

Selon vous, il suffit de leur faire découvrir la musique sans forcement passer par un biais extra-musical...

Je me souviens toujours de ma propre expérience : lorsque mon père m'a fait écouter le Marteau sans maître de Boulez ou les quatuors de Bartók, j'ai été intrigué et fasciné par ce langage, et c'est la même chose pour les jeunes peu formés à la musique. Je le vois lorsque je travaille l'improvisation avec les jeunes qui n'ont pas de connaissances particulières en musique. Ils sont intrigués, curieux.. .Je défends toujours la musique "pure" au détriment d'une inspiration extra-musicale, parce que j'estime qu'il faut profiter de cette ouverture et de cette disponibilité qu'ont les jeunes pour leur faire découvrir d'abord les musiques de notre temps, et par le biais de cette création d'aujourd'hui, les éduquer aux notions musicales : à la structure, au timbre, à tous les paramètres de ce langage particulier. 

Une approche qui privilégie la découverte sonore à la chronologie...

Je me réfère toujours à une pensée de Stravinsky, formulée dans son ouvrage Chroniques de ma vie. Il disait que s'il avait été pédagogue, il aurait enseigné la musique à partir du répertoire contemporain, et non pas dans l'ordre chronologique, en partant des grands classiques. En tant que compositeur, je sens que je peux et que je dois rester dans la musique "pure" pour éveiller les oreilles des jeunes auditeurs et des jeunes interprètes, peu habituées au confort de l'écoute. Et c'est par la création d'aujourd'hui que doit passer cet éveil.