Comment la musique agit-elle sur le cerveau des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer ?
Par Suzana KubikLa vidéo a fait le tour de la toile : Marta González, ancienne danseuse atteinte de la maladie d'Alzheimer, retrouve les mouvements du Cygne blanc qu'elle aurait dansé sur scène en entendant un extrait du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Comment est-ce possible ? Explications.
L'image est poignante : une dame âgée, affaissée dans un fauteuil roulant, visage inexpressif. Face à elle, un homme lui tend un téléphone portable qui diffuse un extrait du ballet Le Lac des cygnes de Tchaïkovski. Soudain, son visage s'anime. Elle se redresse dans son fauteuil, dessine les courbes avec ses bras, retrouve les mouvements d'une chorégraphie qu'elle aurait interprétée sur scène il y a 50 ans. Son regard est habité de nouveau, elle a 20 ans, elle revit. "Il faut aller chercher mes pointes", glisse-t-elle à la fin de la vidéo.
Elle, c'est Marta González, atteinte d'Alzheimer, filmée en 2019 peu avant sa disparition dans une maison de retraite à Valencia. Dans une autre vie, Marta était Marta Cinta - première ballerine, chorégraphe et directrice de sa propre compagnie « Rosamunda », qui a tourné, entre autres, aux Etats-Unis dans les années 1960. La séquence vidéo a été publiée par l'association espagnole Musica para despertar qui accompagne par la musicothérapie les malades Alzheimer. La vidéo de Marta est devenue virale, démontrant une fois de plus les effets surprenants de la musique sur le cerveau, ici sur une personne en phase très avancée de la maladie d'Alzheimer.
Mais comment est-ce possible ? Comment se fait-il qu'un cerveau atteint d'une maladie neurodégénérative qui détruit systématiquement les cellules du cerveau et efface entre autres la mémoire des événements passés et quotidiens, puisse quand même restituer les souvenirs lointains grâce à la musique ?
Nous avons évoqué ce sujet il y a quelque temps avec Hervé Platel, neuropsychologue à l'université de Caen, un des spécialistes des relations entre la mémoire et la musique, qui a beaucoup travaillé sur les maladies neurodégénératives.
Quand on écoute de la musique, on fait fonctionner son cerveau de manière extrêmement large, explique Hervé Platel. Les régions auditives d'abord, et à partir des régions auditives, cette information va être envoyée vers une multitude de régions du cerveau :
« Les régions motrices, par exemple. En entendant de la musique, on a envie de bouger, de battre des mains, des pieds, surtout quand c'est un petit peu rythmé. Et puis, écouter de la musique, c'est essayer de comparer ce qu'on entend avec ce qu'on a déjà entendu. Ça fait fonctionner la mémoire et c'est d'autant plus vrai que si on a fait de la musique, on a fait beaucoup appel à sa mémoire pour mémoriser de nouvelles pièces. Et puis, bien évidemment, la musique, notamment la musique familière, suscite de l'émotion, une émotion qui elle aussi est liée à la mémoire. »
Or, ce que démontrent les chercheurs, ainsi que l'exemple de Marta et nombreux autres, c'est que la mémoire musicale est relativement mieux préservée face à la dégénérescence provoquée par la maladie d'Alzheimer, les patients réagissent positivement à l'écoute des morceaux qui leurs sont familiers.
« Il y a une grande résistance de la mémoire des chansons et des mélodies que les malades auraient appris quand ils étaient jeunes, explique le chercheur. Une habilité qui est d'autant plus prononcée chez les musiciens, chez qui les régions de la mémoire sont très sollicitées par le besoin constant d'apprendre de nouvelles œuvres (ou dans le cas de Marta, maîtriser de nouvelles chorégraphies). « En particulier la mémoire associative, celle qui va permettre de se souvenir d'événements personnels, mais en les reliant spatialement et temporellement. Cette mémoire - là est très stimulée par la musique, notamment la musique familière, qui culturellement a un lien fort avec l'histoire personnelle et qui agit sur les émotions et permet de sortir les patients de leur apathie », poursuit le chercheur.
Ainsi les personnes malades retrouvent-elles une partie de leur identité passée, effacée par la perte de la mémoire, mais ce qui est encore plus surprenant, selon les recherches du professeur Platel, elles peuvent retrouver certaines compétences cognitives :
« On ne reconstruit pas la mémoire chez ces patients, mais on continue à stimuler la mémoire qui était encore présente, explique le chercheur. Dans les ateliers qu'il a menés dans le cadre de ses recherches, le professeur Platel s'est rendu compte qu'on pouvait aller même plus loin : _« Nous avons montré que l'on peut leur faire apprendre des mélodies et des chansons nouvelles. On leur propose de chanter une chanson toutes les semaines ou plusieurs fois par semaine. Grâce à la répétition, cette chanson qui, au départ, leur était inconnue, devient familière. Ils se disent : '_Je connais cette chanson, j'ai dû l'apprendre quand j'étais jeune,' parce qu'ils n'ont pas la mémoire de la source, comme on dit dans notre jargon. Ils n'ont pas la capacité à relier cette nouvelle connaissance avec une source contextuelle, ils n'ont plus la mémoire. Un peu comme quand on sent une odeur familière, mais qu'on n'est pas capable de relier à un contexte précis. »
Une découverte majeure dans la prise en charge des patients, selon Hervé Platel :
« On a pu faire la démonstration que les patients Alzheimer, même à un stade avancé, étaient capable d'apprendre de nouvelles informations. Cela permet de dire que malgré l'avancée de la maladie et la destruction de plus en plus forte des régions du cerveau, toute la mémoire n'est pas abolie et qu'on peut travailler avec ces connaissances pour améliorer la qualité de vie des patients, » conclut le chercheur.