Ravel : L'enfant et les sortilèges

Ravel : L'Enfant et les Sortilèges (Jodie Devos / Clara Guillon / Chloé Briot ...)
Ravel : L'Enfant et les Sortilèges (Jodie Devos / Clara Guillon / Chloé Briot ...)

Ravel : L'enfant et les sortilèges

45 min
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Ravel : L'enfant et les sortilèges

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Jodie Devos, Clara Guillon, Chloé Briot, Anaïk Morel, Elodie Méchain, Antoine Normand, Régis Mengus et Paul Gay interprètent, avec l'Orchestre philharmonique de Radio France et le Choeur de Radio France, l'Enfant et les Sortilèges de Ravel.

Si les générations de l’après-guerre se sont surtout réclamées de Debussy, considéré comme le grand découvreur, alors que Ravel était perçu souvent comme un « néoclassique », sa musique tend à retrouver aujourd’hui son ampleur : celle d’un style qui, à travers les défis techniques, les contraintes, sut exprimer un regard sur le passé de son art. Comme le notait déjà son ami Klingsor : « Toute mesure écrite par lui est essayée, pesée, longuement méditée ; rien de ce beau travail n’est livré au hasard… » ; et d’ajouter : « Ravel est de la race de ces maîtres incomparables chez lesquels toute douleur est contenue, voire souriante, tels que Watteau et Couperin. Tout chante dans leur œuvre d’une manière effrénée et toute corde est si tendue qu’elle semble prête à se briser. » Sous ses naïves apparences, L’Enfant et les Sortilèges est la plus poignante parabole d’un art où Roland Manuel, après la première parisienne de 1926, savait entendre la voix intime de l’homme : « Il y a bien des endroits dans L’Enfant ou vous renoncez à vous-même pour découvrir cet autre vous-même que l’éternité ne changera pas. »

Long fut cependant le chemin, puisque Ravel rencontra sa future librettiste, Colette, dans le salon de Madame de Saint-Marceaux. Il ne devait la revoir que bien des années plus tard, lorsque Jacques Rouché (1862-1957), alors directeur de l’Opéra de Paris, proposa à la romancière d’écrire le livret d’une féerie-ballet pour son théâtre. Colette, d’après ses dires, aurait alors rédigé, songeant à sa fille et « en moins de huit jours », L’Enfant et les Sortilèges est applaudi « des deux mains » au choix de Ravel pour la musique.

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En 1925, dans un entretien au Petit Monégasque précédant la première a l’Opéra de Monte-Carlo, Ravel avouait de son côté : « Le livret de Colette me fut envoyé par elle lorsque j’étais encore au front, près de Verdun. Je ne l’ai pas reçu alors, ayant changé de section. Puis, ayant contracté comme d’autres une grave maladie, je fus reformé en 1917. Le livret m’est enfin parvenu un peu plus tard. J’ai commencé à y travailler au printemps 1920. Et puis… je me suis arrêté. Était-ce la difficulté de la mise en scène, était-ce ma mauvaise santé qui motivait cette interruption ? Bref je n’y travaillais plus, et pourtant, je n’ai cesse d’y penser tout le temps. Lorsque soudain, au printemps, Gunsbourg est tombé chez moi comme une bombe : les bombes ne m’étonnaient plus. Gunsbourg m’a étonné : “Votre Heure espagnole, m’a-t-il dit, a été un triomphe à Monte-Carlo. Donnez-moi vite autre chose !“ Et voilà comment et pourquoi depuis six mois, j’ai enfin terminé L’Enfant et les Sortilèges… »

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Imprésario d’origine roumaine, Raoul Gunsbourg (1859-1955) avait dirigé des compagnies d’opéras en Russie, avant de faire de celui de Monte-Carlo, entre 1893 et 1951, un centre actif de création, assurant les premières du Jongleur de Notre-Dame, de Don Quichotte (Massenet), de Pénélope (Fauré), de La Rondine (Puccini), mais aussi de Judith de Honegger.

Le manuscrit de Colette ayant disparu, il est difficile de connaître le premier état du texte que Ravel semble avoir profondément modifie, même s’il partageait avec cette dernière le gout des mondes enfantins et l’amour « des chats du Siam ». « Je songe même à des modifications..., lui écrit-il dès février 1919, n’ayez pas peur : ce ne sont pas des coupures ; au contraire. Par exemple, le récit de l’Écureuil ne pourrait-il se développer ? Imaginez tout ce que peut dire un écureuil sur la forêt, et ce que cela peut donner en musique ! » À ce moment, certains éléments musicaux s’imposent : « Que penseriez-vous de la tasse et de la théière, en vieux We(d)gwood – noir – chantant un rag-time ? J’avoue que l’idée me transporte. Notez que la forme – un seul couplet avec refrain – s’adapte parfaitement au mouvement de cette scène : plaintes, récriminations, fureur, poursuite. Peut-être m’objecterez-vous que vous ne pratiquez pas l’argot. Moi qui ne connais pas un mot d’anglais, je ferai comme vous : je me débrouillerai. » Ravel ne consentira à Colette « aucun commentaire, aucune audition prématurée », il ne s’inquiétera auprès d’elle que de ses préférences en matière de miaulement, lui laissant le souvenir d’un homme-oiseau aux mains d’écureuil : « Cheveux blancs et cheveux noirs, mêlés, le coiffaient d’une sorte de plumage, et il croisait en parlant ses mains délicates de rongeur, effleurait toutes choses de son regard d’écureuil. »

Ravel avait beaucoup à partager avec l’Enfant imaginé par Colette. Une mère très aimée dont la disparition à la fin de 1916 le laissera inconsolé, en fils fragile et solitaire ; le goût des objets qui s’animent, des automates qu’une clef met en action : « Amour du ciselé, note J.M. Leroy, de la minutie, de l’agencement parfait d’une partition, telle une pièce d’orfèvrerie, et en dehors de la musique, amour de bibelots animés, d’un petit rossignol chantant, d’un minuscule navire tanguant sur des vagues en carton… Sa maison de Montfort-l’Amaury était pleine de ces petites curiosités, et son plus grand plaisir était de les faire fonctionner, devant le visiteur admiratif. »

Une psyché toute hantée par l’enfance qui fait de cette œuvre une merveilleuse fantaisie pour tenter de saisir l’âme si pudique de Ravel. Digressif avec la tradition musicale comme le sont les enfants avec leurs jeux successifs, Ravel a voulu une partition qui, comme il le dira en 1925, « est un mélange très fondu de tous les styles, de toutes les époques, de Bach jusqu’à… Ravel ! Cela va de l’opéra à l’opérette américaine en passant par le jazz-band. L’avant-dernière scène, pour ne citer qu’un détail, est une combinaison voulue de chœur antique et de music-hall. La fantaisie du poème n’eût servi à rien si elle n’eût été soutenue, voire accentuée, par la fantaisie de la musique. »

Ravel miniaturise ainsi ses mondes sonores, son théâtre fait de bruits, de froissements, de cantilènes, dessine sa mosaïque à partir d’un rag-time, d’un grand air à vocalises, d’un tambourin, d’un air chinois. Tandis qu’André Messager lui reprochera de n’avoir écrit que « de la musique imitative », d’autres oreilles (Roland Manuel) le loueront d’avoir composé « l’œuvre la moins orchestrée et la plus orchestrale » de son catalogue, ajoutant : « Je vous aime de vous enfermer dans vos horloges sans même regretter ces pantoufles que chaussent après vous tant de jeunes bourgeois. »

L’Enfant et les Sortilèges offre l’aboutissement d’une sorte de « futurisme tempéré », qui capture les bruits de la page musicale et fait sourdre un monde indétectable à l’oreille commune, invisible à qui n’a pas gardé une âme d’enfant, la vérité tremblante d’une mélancolie qui échappe par son caractère déchirant à toute anecdote. Aubaine que ces objets qui parlent, ces animaux qui philosophent, pour leur faire dire, sous leur masque de simplicité, quelques vérités sur les difficultés qu’il y a à grandir, à aimer, que l’on soit une théière, une horloge, une libellule ou un écureuil, sans la protection de l’infinie bonté de « Maman ».

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L’inventivité du langage n’est pas moindre, sans que l’on devine qui de Colette ou du musicien en est l’auteur, tant la musique lui est si intimement liée, pour rééditer l’exploit de L’Heure espagnole. Tout naturellement, lorsque Ravel s’est essayé à écrire des textes (Le Noël des jouets de 1905, les Trois chansons pour chœur mixte de 1915), il l’a toujours fait en lien avec l’enfance. La fantaisie verbale est ici à son comble, dans l’esprit ludique de sonorités affranchies des conventions de la signification au profit des structures de comptines. Aphérèses martelées en rythme (« … intervalle/ Valle, valle, valle ! », « …paysanne/ Zanne, zanne, zanne », « … Arithmétique / Tique, tique, tique) que n’aurait pas reniées Offenbach, onomatopées (« Heu heu » de l’écureuil, « Ploc ploc » de la rainette, « Tsk, tsk » des chauves-souris), inventions, échanges linguistiques entre une tasse chinoise et une théière anglaise.

L’orchestre, pour sonoriser ces précieux phonèmes, et inventer cette « musique d’insectes, de rainettes, de crapauds, de rires de chouettes, de murmures de brise et de rossignols » convoque outre le quintette à cordes et la grande famille des vents, des hôtes plus inusités comme fouets, crécelle, râpe a fromage, wood-block, éoliphone, crotales, flûte à coulisse, xylophone, célesta, harpe, piano…

Dans son Journal à rebours de 1941, Colette ne ménagea pas son admiration : « Comment dire mon émotion au premier bondissement des tambourins qui accompagnent le cortège des pastoureaux, l’éclat lunaire du jardin, le vol des libellules et des chauves-souris… Cependant, un nœud de larmes me serrait la gorge : les bêtes avec le chuchotement pressé, syllabé à peine, se penchaient sur l’Enfant, réconciliées… Je n’avais pas prévu qu’une vague orchestrale, constellée de rossignols et de lucioles, soulèverait si haut mon œuvre modeste. »

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