Daniel Barenboim : « Boulez a transformé la vie musicale au niveau mondial »
Par Victor Tribot LaspièreDaniel Barenboim est actuellement à la Philharmonie de Paris pour une série de trois concerts dans le cadre de la première biennale Pierre Boulez. Il revient sur la personnalité révolutionnaire de Boulez et sur l’influence laissée par son œuvre.
La Philharmonie de Paris accueille en ce moment même la toute première biennale consacrée à Pierre Boulez. Une initiative qui vise à faire vivre et rayonner l’œuvre du compositeur décédé en 2016. Cette biennale se tient en même temps à Paris et à Berlin et est organisé par la Philharmonie et par Daniel Barenboim. Le chef d’orchestre donne cette semaine trois concerts à Paris dont deux avec son orchestre de la Staatskapelle de Berlin et le dernier avec son Ensemble Pierre Boulez. France Musique l'a rencontré à la Philharmonie à l'occasion d'une répétition. Daniel Barenboim revient sur sa longue amitié avec Pierre Boulez et sur l'impact de son oeuvre sur la vie musicale.
France Musique : Quels étaient les liens qui vous unissaient à Pierre Boulez ?
Daniel Barenboim : Pour moi, il était une des personnalités musicales les plus importantes du XXe siècle. Par son activité de compositeur, de chef d’orchestre et de théoricien, il a véritablement transformé la vie musicale, au niveau mondial. Par exemple, avant lui, les grands orchestres symphoniques jouaient rarement les compositeurs de la deuxième école viennoise, Schönberg, Berg et Webern. C’était réservé à quelques festivals de musique contemporaine. D’ailleurs, de nombreuses personnes parlent de cette musique comme étant contemporaine, alors qu’elle a été écrite il y a plus de 100 ans. Boulez a su faire bouger les lignes, et pas seulement au niveau de la programmation. Il a libéré la vie musicale de certaines contraintes qui s’étaient établies avec le temps.
Pierre Boulez tenait particulièrement à deux choses, l’ouverture d’esprit et la complexité. Lors d’une intégrale des symphonies de Mahler où nous étions tous les deux présents, il avait dit que ce qu’il préférait chez Mahler, c’était la complexité. Selon lui, ce qui est compliqué est inutile, mais ce qui est complexe nécessite les outils nécessaires à la clarification. Son obsession première était la transparence, tant au niveau musical qu’au niveau humaniste.
Ses détracteurs disaient justement de lui qu’il a noyauté la vie musicale et qu’il a pu empêcher une certaine forme de liberté dans la création musicale…
Ces critiques, justifiées ou non, existaient et existent uniquement en France. En Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, etc. aucun musicien ne tiendra ce discours. J’ai eu très peu de contacts avec les critiques de Boulez et je ne suis donc pas très bien placé pour en parler. Et il ne faut pas oublier que sa pensée musicale était quasi-germanique, alors que son invention sonore était absolument française. La complexité dont je parlais à l’instant, n’est pas la qualité la plus évidente de la musique française en général, à part peut-être chez Debussy qui est un phénomène à lui seul. Pour la musique allemande, il faut un degré très élevé de stratégie mais pas de tactique. Les crescendos dans la musique de Beethoven, Brahms, Bruckner ou Wagner doivent être dosés pour ne pas qu’ils partent trop tôt parce qu’ils peuvent durer 16 ou 32 mesures. Chez Debussy, ce sont des étincelles. Crescendo et decrescendo sur une seule note.
On a tendance à oublier que les compositeurs ont tous été des enfants et qu’ils ont grandi avec la sonorité de leur langue maternelle. Et ça reste pour toute la vie. Le poids des accords chez Brahms ou Wagner vient de la langue allemande, des consonnes avant la vocale. C’est ce qui explique pourquoi le son commence un peu avant le temps, que la matière sonore est étirée. En français, c’est très différent. Les vocales ont beaucoup plus d’importance. Chez Boulez, on sent qu’il a gardé cette façon très française de manipuler le son mais il organise tout cela selon une pensée plutôt germanique. Ce n’est pas un hasard qu’il soit parti en exil à Baden-Baden.
Quelle a été l'influence de Pierre Boulez sur la vie musicale allemande ?
Son influence a été très grande. A Bayreuth, il a nettoyé Wagner par exemple. Il y a avait tant de poussière qui s’était accumulée avec les années. Il a tout repris, la dynamique, les nuances, etc. Il a débarrassé la musique d’une sorte de démagogie, qui consistait en l’élargissement des tempos lorsqu’il y a des grands accords. C’est ce qu’on appelait la tradition allemande mais qui n’avait rien à faire dans la musique de Wagner. Son travail à Bayreuth a énormément marqué la vie musicale. C’est cet esprit de liberté et de nouveauté que j’ai voulu poursuivre dans la Pierre Boulez Saal et l’Ensemble Pierre Boulez à Berlin. Il n’agissait pas de créer un clone de l’Ensemble Intercontemporain. Quand il a fondé cet ensemble en 1976, la vie musicale française en avait réellement besoin. Les musiciens avaient besoin d’une structure afin de jouer de la musique contemporaine et extrêmement moderne. C’est la leçon radicale qu’il nous a enseigné. Les musiciens d’aujourd’hui n’ont plus ce problème. Ils veulent pouvoir jouer un répertoire très varié en termes d’époques. Mon idée est de construire les programmes des concerts en faisant cohabiter une œuvre classique, une œuvre moderne du XXe siècle et une œuvre contemporaine ou de création.
Quels conseils pouvez-vous donner aux personnes que la musique de Boulez rebute, parce que jugée trop complexe ?
Il faut faire un peu d’histoire de la musique pour comprendre ce qui s’est passé. Pour synthétiser rapidement, on peut comparer la musique tonale à une maison située à l’entrée d’une forêt. On peut emprunter le chemin qui emmène au cœur de cette forêt mais nous ne sommes jamais perdus parce qu’il y a toujours ce chemin pour nous ramener à la maison. Depuis Schönberg et la musique dodécaphonique, et encore plus chez Boulez, nous sommes directement transportés au cœur de la forêt et nous perdons notre de sens de l’orientation. Il faut donc trouver des points de repères parmi tous ces arbres, des détails toujours plus petits. Dans presque toutes les œuvres de Boulez, c’est le cas de Sur Incises que nous jouerons samedi 8 septembre à la Philharmonie, il y a toujours une note grave qui revient sans cesse. Il faut s’accrocher à elle car dès qu’elle fait son retour, cela indique qu’il y aura un nouveau sujet. L’auditeur doit travailler en quelques sortes pour trouver des points de repères qui se trouvent bien dans la musique de Boulez mais qui ne sont pas évidents à reconnaître.
Selon vous, faut-il faire une distinction entre Boulez chef d’orchestre et Boulez compositeur ?
C’est une question très difficile… Je me souviens que lorsque j’étais directeur musical de l’Orchestre de Paris, je lui avais commandé une orchestration des Notations. Il devait y en avoir 12 au total, il n’en fera que quatre que nous avons créé en 1980. 17 ans plus tard, il a livré une dernière Notation, la numéro 7, que nous avons jouée avec l’Orchestre symphonique de Chicago. C’était une partition horriblement complexe et j’ai osé demander à Pierre Boulez, qui assistait aux répétitions, s’il était sûr du métronome qu’il avait indiqué parce qu’il me paraissait vraiment rapide. Il m’a répondu qu’il ne fallait pas en tenir compte, qu’il s’agissait d’une simple indication de travail. A la fin de la répétition, il me fait savoir que le tempo que j’avais choisi lui paraissait absolument exact. En vérité, c’était deux fois plus lent que ce qu’il avait indiqué ! Je lui ai alors demandé pourquoi il avait indiqué un métronome aussi élevé alors qu’il était convaincu par une vitesse tellement différente. Pierre Boulez m’a répondu : « quand je compose, je fais la cuisine avec l’eau, quand je dirige, je fais la cuisine avec le feu ». Une réponse très française d’ailleurs (rires).
Première édition de la Biennale Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris, du 3 au 8 septembre.
Jeudi 6 septembre, 20:30, Daniel Barenboim dirige la Staaskapelle de Berlin. Boulez, Stravinski. Concert diffusé le 24 septembre à 20h, sur France Musique.
Samedi 8 septembre, 15:00, Daniel Barenboim dirige l'Ensemble Boulez. Schumann, Webern, Boulez