De l’Enfer au Paradis, la musique dans la « Divine Comédie » de Dante
Par Léopold TobischPoème épique du XIVe siècle et œuvre majeure de la littérature occidentale, la « Divine Comédie » de Dante Alighieri est une allégorie de la vie humaine face à Dieu. Mais un fil musical semble suivre le voyage du protagoniste depuis l’Enfer jusqu’au Paradis…
Dans son immense poème La Divine comédie, le poète et homme politique Dante Alighieri décrit son voyage de l'Enfer au Paradis à travers des représentations fantaisistes de l'au-delà pour se moquer des problèmes sociaux et religieux ainsi que de nombreuses figures culturelles et politiques de sa propre époque. Il ajoute ainsi à son poème épique une touche moderne derrière son apparence et ses références classiques. On y découvre un mélange de références à la culture, à la politique et à la religion. Le voyage du protagoniste est un mélange de pensées, de ressentis, de scènes visuelles et d'odeurs inimaginables. Mais plus que tous les autres sens, c'est l'ouïe que le poète fait le plus ressortir dans ces observations de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, et notamment par la musique.
S’il existe peu d’informations concrètes sur les connaissances musicales de Dante Alighieri, son éducation supérieure à l’université de Bologne laisse deviner une maîtrise des principes fondamentaux de la musique, ainsi qu'une valorisation de son importance philosophique et sociologique. En effet, dès le XIIe siècle et la floraison des universités en Europe, la musique fait partie des sept arts libéraux à étudier, aux côtés de l'arithmétique, de la géométrie, de l'astronomie, de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique.
On apprend également une passion de Dante pour la musique dans le Tratatello in laude di Dante [Petit traité à la louange de Dante], première biographie du poète et homme politique, écrite par Giovanni Boccaccio entre 1357 et 1361 : « Dans sa jeunesse, il se récréait délicieusement en composant des chansons et des poèmes aux charmes desquels tous les chanteurs et faiseurs de sonnets ses contemporains rendirent hommage. »
Ainsi lorsque l’on prête attention aux détails de l’immense œuvre de Dante, on découvre 146 références à la musique et une importance accordée aux sons musicaux qui révèlent un arc narratif important. « La Commedia est une structure phonique dont le mortier est la musique », précise le professeur Richard Lansing dans son ouvrage The Dante Encyclopedia (2000).
Inferno, ou l’absence de la musique
Tout comme le protagoniste de cette aventure dantesque, nous commençons par l’Inferno, un véritable enfer souterrain mais aussi un enfer sonore où « des pleurs, des soupirs, des lamentations résonnent de partout dans l’air privé d’étoiles » ainsi que « les complaintes, les cris, les claquements des mains. »
Il n’y a ni ordre ni beauté en enfer. Il va donc de soi qu’il n’y a pas de musique non plus en enfer. Le choix de n’inclure aucune référence musicale dans l’Inferno peut, au premier regard, ne pas interpeller le lecteur, mais il est en réalité beaucoup plus révélateur. Si la musique aux XIIIe et XIVe siècles s’éloigne progressivement de l’Église pour aussi devenir un art séculaire, elle reste encore principalement une affaire de religion, un lien entre l’Homme et Dieu pour véhiculer son amour et son admiration.
Mais comme l’explique Virgile au protagoniste, on trouve en enfer uniquement ceux « mêlés au chœur mauvais des anges qui, jadis, ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu, mais n’aimèrent qu’eux-mêmes. » Privées de l’amour de Dieu, ces âmes infernales sont par conséquent privées de musique. Son absence serait donc une représentation sonore de l’éloignement de l’Homme de Dieu, incapable de profiter de la beauté des sons et de la musique.
Néanmoins une absence de musique en enfer n’implique pas nécessairement un manque de références aux instruments, ni même leur existence en enfer. Les premières références sont à la trompette, instrument des anges du Jugement Dernier, mentionnée dans le Canto VI. On croise dans le Canto XXX un faux-monnayeur, maître Adam, dont le corps « aurait eu la forme du luth, si l’âme eût été tronquée à l’endroit où l’homme se bifurque » mais qui sonne comme un tambour lorsqu’on le frappe.
Le voyageur croise en enfer seulement un instrument réel, le cor de Nimrod, d’apparence tout aussi disproportionnée et affreuse que le roi biblique lui-même : « j’entendis sonner un cor si furieux qu’il aurait étouffé le fracas du tonnerre ». Instrument moins noble, le chef des dix démons Barbariccia s’adonne à la flatulence dans le Canto XXI en faisant de son derrière une trompette !
Purgatorio, ou la purification par la musique
A l’opposé d’Inferno se trouve Paradiso, royaume de Dieu où se retrouvent les âmes pures après la mort. Mais avant de rejoindre le Paradis, la purification de l’âme au purgatoire est nécessaire afin d’atteindre la perfection exigée par la vision béatifique. Beaucoup plus présente ici qu’en enfer, la musique a encore une fonction narrative au-delà de sa simple existence dans les oreilles du voyageur, car c’est par la musique que se purifie l’âme.
En effet, depuis l’ouvrage De Musica de l’évêque d'Hippone, saint Augustin, écrit en 387-391, on considère que la musique serait en interaction avec l’âme-même de l’Homme et non seulement l'oreille. Elle serait ainsi un moyen de résonance et de purification de l’Homme à travers lequel ce dernier pourrait se rapprocher de Dieu.
Alors que le désordre sonore et l'absence de musique de l’Inferno sont à la fois une représentation de l'état des âmes et de leur punition, la musique dans Purgatorio sert à la guérison de l'âme avant d’accéder au Royaume de Dieu. Mais avant d’arriver à la purification, on découvre d’abord la musique de la tentation dans le Canto II. Après avoir entendu In exitu Israël chanté par « plus de cent esprits », Dante croise avec surprise au purgatoire le musicien Casella, ami proche et chanteur dont il admira les talents de son vivant. Le voyageur demande à son ami de chanter pour lui afin de soulager son âme :
« ‘Amour qui discours en mon âme’ commença-t-il alors si suavement, que la douce mélodie encore en moi résonne. Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis, que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli. Attentifs à ses chants et absorbés en eux nous allions, quand tout à coup le vieillard vénérable : « Qu’est-ce que cela, esprits lents ? Quelle négligence, quel tarder est-ce là ? Courez au mont pour vous dépouiller de l’écorce qui empêche que de vous Dieu ne soit vu. »
Tel le chant de la sirène, le chant de Casella distrait l'Homme de son devoir : la purification de l’âme. Il existerait ainsi au purgatoire une « bonne » musique, pour se purifier et expier les pêchés, et une « mauvaise » musique, qui ne mène qu’au divertissement et à la distraction.
Une fois cette épreuve passée, Dante découvre à chaque terrasse du purgatoire les psaumes et les hymnes essentiels à la purification de l’âme, dont Salve Regina, Agnus dei, Gloria in excelsis, Benedictus qui venis et Te lucis ante, ce dernier d’une beauté tellement inimaginable que Dante en est hors de lui.
Avant de rencontrer Béatrice au paradis terrestre, et de poursuivre son voyage, l’âme de Dante est purifiée dans les deux fleuves divins Léthé et Eunoé, accompagnée de voix chantant Asperges me, également entonné lors des baptêmes.
Si la musique du Purgatorio reflète et accompagne les rites sacrés de la purification de l’âme, elle incarne également les trois catégories musicales détaillées au VIe siècle par le philosophe Boèce, duquel Dante fut un grand admirateur. En premier, la musica instrumentalis, la musique audible créée par la voix humaine. Ensuite la musica humana ou l’harmonie, la guérison et la bonne santé de l’homme à travers la musique, avant d’atteindre la musica mundana, la musique parfaite des sphères et du monde créé par Dieu.
De la musique mondaine « instrumentalis » de Casella à la musique « humana » purifiante avant l’arrivée au paradis, l’évolution des dimensions musicales de Boèce est ici parfaitement retranscrite par Dante dans l’avancée du voyageur.
Paradiso, ou l’amour de Dieu par la musique
Une fois son âme purifiée, Dante suit sa muse Béatrice au Paradis, construit à l'inverse de l'Enfer (neuf sphères dirigées vers le haut). À l’instar de son cadre, la musique du Paradis est également construite à l’inverse de l’Enfer. Après la « non-musique » de l’Inferno, « là où le soleil se tait », la musique du Paradis représente l’harmonie pure dans laquelle vivent les âmes, près de Dieu. Au paradis, la musique exprime l’ultime bonheur de l’humanité.
On découvre ici une musique pure, une musique « mundana » des sphères, harmonieuse, proportionnellement parfaite, ordonnée, comme nous l’explique Béatrice dans le premier Canto : « Toutes choses sont ordonnées entre elles, et cet ordre est la forme qui rend l’univers semblable à Dieu. »
On comprend également que la musique du Paradis ne ressemble à aucune musique mondaine : « La nouveauté du son et l’éclat de la lumière allumèrent en moi un désir d’en connaître la cause, plus vif qu’aucun autre que j’eusse jamais senti. » Mais cette musique divine dépasse toute compréhension possible de la part de l’Homme, comme le précise Jupiter sous la forme d’un aigle : « Telles que sont mes notes à qui point ne les entend, tel à vous mortels est l’éternel jugement » (Canto XIX). Tout comme la musique divine et parfaite du Paradis lui est étrangère, l’Homme serait incapable d’entendre la parole de Dieu.
La prédilection personnelle de Dante pour la musique explique sa présence prononcée dans la Divine Comédie, mais l’importance de la musique quant à la relation entre l’Homme et Dieu est le fruit de son éducation philosophique et religieuse. Si la Divine Comédie de Dante est en elle-même une allégorie de la moralité de l’Homme et de la justice divine, la musique ne cesse d’accompagner et de représenter les différentes étapes de la relation entre l’Homme et Dieu.