Devenir chef d'orchestre : Zahia Ziouani, diriger, c'est militer
Par Suzana KubikUn orchestre à 20 ans, une Académie pour les jeunes talents et des concerts pour les publics éloignés de la culture, le parcours de Zahia Ziouani sort des sentiers battus et suit une seule ligne directrice : diriger, c'est militer pour l'accès à la musique classique pour tous.
France Musique : Vous racontez souvent avoir grandi dans une famille très mélomane où l'on écoutait beaucoup la musique symphonique et des opéras. A quel moment avez-vous su que la musique serait votre voie ?
Zahia Ziouani : J'ai grandi en Seine Saint-Denis, à Pantin, et j'ai commencé par la guitare classique. C'est ma mère qui a voulu nous inscrire au conservatoire de notre ville, ma sœur jumelle qui est violoncelliste, et moi, mais comme il ne restait qu'une seule place, elle n'a pas voulu choisir, et a inscrit notre frère. Et au départ, c'est elle qui assistait aux cours de notre frère, et au retour à la maison, elle nous enseignait les premières connaissances en musique sur les notes prises en cours. Ensuite les places se sont libérées pour nous aussi, mais c'est vrai qu'on a commencé d'une façon assez originale.
Vous commencez par la guitare...pour arriver au pupitre ?
Oui, un instrument que j'ai beaucoup aimé jouer et que j'ai joué longtemps, sans forcément avoir conscience que c'est un instrument que l'on ne peut pas jouer en orchestre. Je voyais ma sœur progresser et intégrer un orchestre, et c'était pour moi une petite frustration, car ça me tenait à cœur d'intégrer cet univers de l'orchestre. Donc un peu plus tard, vers l’âge de 12 ans, je me suis mise à l'alto pour pouvoir justement jouer les musiques que j'entendais à la maison. J'ai progressé vite et j'ai pu intégrer l'orchestre du conservatoire, connaître de l'intérieur cet univers, et le métier de chef d'orchestre qui m'a tout de suite fascinée. Et à l'adolescence, je me suis mise à rêver de devenir cheffe d'orchestre.
Un rêve pas si banal pour une jeune fille...
Oui, je vous l'accorde, mais le fait qu'on n'était pas dans une famille de musiciens, faisait qu’on avait peut-être un regard un peu neuf, différent. Parce que c'est vrai qu'à l'époque, il n'y avait pas du tout de femmes chefs d'orchestre. J'en avais parlé à mes parents, et, comme d'habitude, ils me disaient : Si tu veux arriver à quelque chose, il faut travailler. Il n'y a pas de raison que ça ne marche pas. Ils m'ont encouragée, mais je pense qu'ils ne savaient pas ce que ça allait représenter vraiment. Mais quand j'ai commencé à en parler à mes professeurs, certains me disaient : Ce n'est pas un métier pour les femmes, ce n'est pas pour les jeunes. Et là je me suis confrontée à une réalité plus compliquée.
Donc vous n'étiez pas vraiment encouragée à vous lancer au début...
On me disait : "il faut te concentrer sur tes études d'instrument", ce que j'ai fait, mais ça ne m'a pas empêché de continuer à m'intéresser à ce métier, à essayer de le découvrir. J'aimais bien regarder des documentaires sur les chefs d'orchestre, des concerts à la télé. J'allais aussi voir des concerts avec mes parents.
Et puis, j'ai vu un documentaire sur les grands chefs du XXe siècle, et j'ai été passionnée par Sergiu Celibidache, c'est un chef qui m'avait fasciné à l'époque. Il se trouve qu'il donnait justement des master-classes publiques à Paris, et j'ai été assister à plusieurs d'entre elles. Et j'ai été repérée par son entourage, son assistant et certains élèves qui connaissaient mes professeurs au conservatoire à Pantin. On m'avait proposé de participer à un stage de direction d'ensemble organisé par l'assistant de Sergiu Celbidache avec ma sœur, et comme j'étais altiste, ma sœur violoncelliste, on a intégré l'orchestre qui servait de cobaye pour les élèves. Et un jour je suis allée le voir pour lui dire que la direction m'intéressait, sans penser que cela aurait d'impact. Il m'a donné une partition en me disant : voilà tu peux essayer. Et j'ai pu diriger une œuvre devant l'ensemble orchestral. Il m'a dit : Zahia, franchement tu as de très bonnes dispositions, tu as naturellement un bon contact avec la musique, ta gestique est très fluide et élégante, tu devrais essayer.
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Mais à ce moment-là, quand vous prenez la baguette, vous n'avez encore aucune formation préalable...
J'avais une toute petite expérience quelques mois avant parce qu’au Conservatoire de Pantin, il y a tout un travail autour des œuvres contemporaines et je jouais dans un petit ensemble orchestral. Sur une des œuvres il n'y avait pas d'alto, et comme elle était un peu difficile, il y avait besoin de quelqu'un qui dirige. Le directeur du Conservatoire, comme il voyait que j'étais très intéressée par ça, m'avait proposé de diriger un extrait de l'œuvre. J'avais adoré ce moment-là parce que je trouvais que j'étais dans mon élément, que je ne me sentais plus comme une élève, mais comme une artiste qui pouvait donner une direction musicale. Mais j'avais pris ça comme une expérience qui n'aurait pas une suite. Et c'est suite à cette rencontre avec l'assistant de Celibache qu'on m'a proposé de rencontrer le maestro.
Lors de cette première rencontre, il m'a fait diriger et il m'a dit : Zahia tu as de très bonnes dispositions, mais il faut beaucoup travailler, c'est un métier qui n'est pas facile, notamment pour les femmes. Souvent, elles manquent de persévérance, donc il faut que tu t'accroches. Il avait sa personnalité, mais il a été toujours très attentionné à mon égard. Je suis rentrée dans sa classe de direction d'orchestre et j'ai étudié pendant un peu plus d'un an à ses côtés jusqu'à son décès. Et après, je me suis retrouvé à 18 ans à réfléchir à ce que j'avais envie de faire plus tard. C'est là que j'ai commencé à me rendre compte qu'en effet, ce serait compliqué parce que je voyais très peu de femmes à la direction d'orchestre, et pour celles que je voyais, elles n'avaient pas toujours un très bon accueil des orchestres. Parallèlement à cela, j'avais compris aussi que pour diriger, il fallait aussi que je puisse être beaucoup plus outillée. J'ai continué mes études à la Sorbonne, en histoire de la musique, histoire de l'art, analyse, orchestration.
Avez-vous pensé à intégrer le CNSM de Paris ?
J'y ai réfléchi et en même temps - je le dis sans aucune arrogance - je ne me voyais pas aller voir un professeur de direction d'orchestre sans grande personnalité après avoir étudié avec Celibidache. Ce qui ne m'a pas empêchée de passer le concours. J'avais passé un tour, mais malheureusement, à l'époque, il n'y avait qu'une place, et il n'y avait pas de filles encore dans la classe de direction d'orchestre. Et j'ai conclu aussi que c'était beaucoup dans la pratique que j'allais le plus apprendre.
Donc en plus des cours théoriques, j'ai beaucoup assisté à des répétitions des orchestres professionnels avec de grands chefs : Kurt Masur, Riccardo Muti, Bernard Haitink, et ça a été peut-être un des aspects les plus riches et instructifs de ma formation. Et puis mon expérience d'altiste, le fait d'avoir beaucoup joué en orchestre, parce que ça m'a permis déjà de découvrir beaucoup de répertoire, mais aussi de comprendre la logique d'un orchestre, de comprendre ce que c'est d'être à la place des musiciens, ce qu'on aime bien d'un chef d'orchestre, ce qui est moins bien perçu, ce qu'on attend d'un chef d'orchestre, à savoir de donner une direction musicale et d’impulser une énergie.
Avez-vous été freinée par le manque de modèles des cheffes ?
Non, je me suis dit, tant mieux, ça serait à moi-même de me créer les opportunités. A l'époque, j'ai commencé par diriger plusieurs orchestres d'élèves des conservatoires dans des œuvres de répertoire. J'ai passé aussi beaucoup de temps à orchestrer et arranger, ce qui était très formateur. Certains me disaient qu'il ne fallait pas diriger des orchestres d'élèves parce qu'on prend de mauvaises habitudes. Moi, j'ai trouvé ça très riche au contraire parce que ça m'a appris à avoir un discours clair et une technique de répétition efficace.
Comment le fait de vouloir vous consacrer à la musique classique a été perçu par votre entourage ?
C'est vrai que le fait de faire de la musique classique provoquait chez nos copains de lycée beaucoup de curiosité et une certaine admiration. On a grandi dans une cité, avec même des copains qui ont eu des parcours de vie très différents. Mais ce n'est pas le contexte dans lequel on a grandi qui a été compliqué. Ça a été plus dans le milieu musical. Le fait d'avoir été, par exemple, au lycée Racine à Paris et de se rendre compte qu'il y avait beaucoup de préjugés sur le fait qu'on vienne de la Seine-Saint-Denis, et qu'on n'était pas forcément d'aussi bonne musicienne. Je trouvais qu'il y avait beaucoup de préjugés sur la capacité des jeunes de banlieue ou des gens différents, comme je pouvais l'être, de réussir. Et donc, quand j'ai commencé à réfléchir quelle cheffe d'orchestre j'avais envie de devenir, c'était beaucoup pour donner des opportunités de diriger. Mais c'était aussi parce que je me suis rendu compte que ce n'est pas en tant que cheffe d'orchestre invitée que je pourrais faire changer les choses et qu'il fallait vraiment pouvoir être libre, avoir la main sur un projet. Ne voyant pas de femme à la tête des orchestres nationaux en France, je me suis dit : Le mieux, c'est de créer ton propre orchestre. Parce que j'avais envie de montrer qu'une femme, jeune et issue de la diversité, avait sa place, qu’elle pouvait aussi diriger du grand répertoire et même des œuvres avec des effectifs importants. C'est venu aussi de cette envie de faire bouger les lignes.
A 20 ans, vous décidez de fonder votre orchestre..
Le fait d'avoir grandi en Seine-Saint-Denis, avec des parents qui ont été très, très présents dans mon éducation musicale, quand ils m'emmenaient en concert, c'était à Paris et pas forcément là où on grandissait, m’a donné envie de montrer que la musique classique avait aussi sa place dans un département comme la Seine-Saint-Denis et dans les quartiers populaires. Et qu'on pouvait aussi explorer le monde et montrer que l'univers de l'orchestre n'était pas que le continent européen, qu'on pouvait aussi jouer des œuvres qui appartenaient à d'autres cultures. Ces idées m’ont guidée dans la création de l'orchestre Divertimento.
Mais de l'idée à la réalisation, j'imagine que ça n'a pas été toujours facile de monter un orchestre et puis de se frayer un chemin...
C'est vrai que maintenant, j'en parle facilement parce que ça fait 20 ans, mais en effet, au début ce n’était pas simple. Je me suis appuyé sur des amis, ma soeur jumelle, de jeunes musiciens avec qui j'avais fait mes études. Et puis ce qui m'avait beaucoup interrogé à l'époque, alors que j’enseignais à Paris et à Stains, je rencontrais des jeunes qui étaient tous passionnés par la musique, mais avec des vies radicalement différentes. Les jeunes de Paris ne sortaient pas de leur arrondissement et les jeunes de Stains ne sortaient pas beaucoup non plus de leur ville. Je me suis dit pourquoi ne pas créer un orchestre qui serait aussi un lieu de rencontre pour ces jeunes qui ne se serait pas forcément rencontrés dans d'autres circonstances, pour qu'ils puissent partager une passion commune : celle de l'orchestre et de la musique, aux cotés des amis musiciens. Et c'est vrai qu'au départ, c'était un orchestre où il y avait à la fois des jeunes étudiants et des musiciens professionnels. En même temps, je trouvais important aussi que des concerts avec des musiciens professionnels puissent aussi se tenir dans une ville comme Stains, qu'on ne soit pas forcément toujours obligé d'aller à la salle Pleyel pour des concerts de grande qualité, d'autant plus que la ville venait de construire un conservatoire avec un nouvel auditorium.
Pour être en cohérence avec mon discours, je souhaitais que l’orchestre Divertimento soit vraiment un orchestre professionnel et en 2004 j’y ai associé les musiciens professionnels et certains professeurs, avec des concerts à Stains et dans d’autres villes du département, et parallèlement j'ai créé l'Académie pour continuer à suivre les jeunes musiciens et à faire vivre leur rencontre avec les musiciens professionnels. Mais monter un projet artistique, c’est réunir les conditions logistiques et financières, aller taper aux portes du département, de la région, du ministère de la Culture, des fondations pour aller chercher de l'argent. Ça a été très intéressant, très enthousiasmant, mais je me suis aussi retrouvée confrontée à des réalités compliquées, parce que même si aujourd'hui, on parle beaucoup d'accès à la culture pour tous, à l'époque, c'était un discours qui n'était pas évident à tenir.
Sous prétexte que c'était en Seine-Saint-Denis, on me répondait que c'était plus un travail socioculturel, et soit on ne me donnait pas de financement, soit on me disait que ça n’intéressait pas les populations. Et donc, je n'avais pas forcément beaucoup de moyens. Mais grâce aux gens qui m'ont fait confiance, ça a pris forme, et c'est en gardant le cap, en restant ferme sur ma position, c'est à dire de défendre cette place de la musique classique en allant dans les écoles, dans les centres sociaux, les maisons de quartier, les lieux culturels qu'on a pu montrer qu'il y a un public et qu'on pouvait avoir de la diversité sociale, culturelle et intergénérationnelle tout en gardant l'excellence. Et malgré le fait qu'à partir de 2010, l'orchestre Divertimento a basculé dans une autre période où on a eu beaucoup de concerts dans des salles importantes, il y a toujours ce souci d'arriver à le faire exister financièrement, une problématique qui est importante et avec laquelle je ne suis pas forcément encore la plus sereine. Parce qu'il faut arriver à convaincre encore les institutionnels, ça reste un orchestre indépendant qui n'a pas forcément beaucoup de moyens qui viennent de l'Etat. Encore aujourd'hui, il y a encore ce combat à mener pour dire que même si on parle d'excellence, la musique classique peut être populaire dans le sens beau du terme et qu'on peut la jouer partout.
Vous êtes engagée dans la pédagogie et le soutien de jeunes musiciens et des femmes dans la musique classique. Par rapport à votre expérience, qu'est-ce qui a changé et quel conseil donneriez-vous aux jeunes qui se lancent dans le métier de chef.fe ?
Les choses évoluent parce qu'on parle aujourd'hui beaucoup plus de la place des femmes. C'est un sujet qui a quand même beaucoup mis en lumière. Maintenant, dans la vie de tous les jours, ça reste quand même difficile. Je fais partie de quelques femmes chefs d'orchestre, et dans ma réalité, par exemple, mon budget de cette année n’est pas bouclé. Je ne demande pas forcément plus que les autres. Mais par rapport aux financements dans l'univers culturel en général et celui de la musique classique en particulier, il y a moins de moyens pour des projets qui sont portés par des femmes que par les hommes, par exemple. On ne voit pas beaucoup de femmes à la tête des orchestres nationaux, pas beaucoup de cheffes invitées, pas beaucoup de directrices musicales, et pas non plus de femmes à la tête des grands auditoriums ou maisons d’opéra. C'est certes plus médiatisé. On voit par exemple plus de femmes dans le parcours de direction au CNSM de Paris, ça montre une évolution. Il y a le concours la Maestra pour les cheffes d’orchestre, mais ce n’est pas pour autant que je joue plus souvent à la Philharmonie, on ne me donne pas plus de moyens pour faire en sorte que ce soit plus facile pour moi. Il y a encore beaucoup de chemin à faire. Regardez Laurence Equilbey, Claire Gibault, Emmanuelle Haïm, moi-même : on a toutes dû créer nos propres ensembles pour diriger. Les choses ont du mal à changer. Si on était toutes avec plein de propositions des orchestres nationaux ou des orchestres étrangers, on aurait peut-être pas eu besoin de le faire. Moi, je suis très contente de l'avoir fait parce que j’avais des idées et la liberté de les développer, mais ce n'est pas simple.
Quant au conseil que je donnerais aux jeunes filles, il y a cette dimension entrepreneuriale qui est importante aujourd'hui, sans laquelle j’aurais du mal à leur dire de se lancer dans le métier de la direction d'orchestre. Aujourd'hui, il faut savoir aussi lever de l'argent, aller voir des financiers pour monter un orchestre, parce qu'encore aujourd'hui, ce n'est pas forcément évident pour une jeune femme d’exercer son métier à la tête des grands orchestres. Bien sûr, je reste confiante et j’ai envie de les encourager, je n’ai pas aimé qu'on me décourage à mes débuts, mais dans les faits, il y a encore du chemin à faire.
Il faut plus de femmes dans les métiers de la musique au sens large, que ce soit des compositrices, cheffes, femmes metteurs en scène, solistes, et ce n’est pas en leur consacrant un concours de temps en temps qu'on va y arriver. C'est en portant cet idéal quotidiennement qu’on arrivera à durablement changer les choses.