Devenir chef : Leonidas Kavakos, un chef réceptif au monde
Par Suzana Kubik
Artiste en résidence à Radio France pendant la saison 2021/2022, le violoniste et chef d'orchestre Leonidas Kavakos croit qu'une société civilisée devrait être comme un bon orchestre. Venu à la direction un peu par hasard, il a pu réaliser au pupitre son rêve d'enfant.
On l'a vu diriger l'Orchestre philharmonique de Radio France de son violon dans le Concerto pour violon et orchestre de Tchaïkovski, au pupitre d'une soirée Beethoven-Brahms, aux côtés du pianiste Emmanuel Ax, avec lequel il s'est produit également en récital. Violoniste et chef d'orchestre, le musicien nous raconte son parcours de musicien accompli.
Vous êtes artiste en résidence à Radio France pour toute une saison. Qu'est-ce que cette résidence implique en termes de collaboration avec les musiciens ?
L'Orchestre philharmonique est l'un de mes orchestres préférés au monde, parce que non seulement c'est un orchestre fantastique, mais aussi parce que j'ai eu la chance de travailler avec ses musiciens à de nombreuses reprises depuis quelques années maintenant. Et à chaque fois nous avons partagé de beaux moments d'une grande créativité. Et la résidence cette année à Radio France est venue en quelque sorte couronner toutes ces expériences grâce à la possibilité pour moi de faire beaucoup de choses sur un temps très concentré et ainsi profiter d'un rapport étroit avec l'orchestre en l'abordant sous plusieurs angles. Je les ai dirigés en février, et je vais en plus jouer en tant que soliste dans le concerto de Brahms sous la direction de l'extraordinaire Mikko Franck, et je vais aussi faire de la musique de chambre avec les musiciens de l'orchestre. Et je me suis produit en récital, ce qui permet de tisser les liens multiples avec les musiciens et Radio France.
Vous avez une carrière accomplie de violoniste soliste, mais vous dirigez de plus en plus depuis déjà un certain nombre d'années. Qu'est-ce qui vous a fait vous emparer de la baguette ?
C'est une question de répertoire, de besoin artistique, pour plus de communication avec les musiciens d'orchestre, avec les collègues. J'aime vraiment la direction. La musique, c'est la communication. Si le courant passe bien, il y a ce sentiment de communion quand on joue ensemble, et cela arrive très naturellement.
Est-ce une vocation que vous portez depuis longtemps ?
Oui, je voulais diriger depuis que j'étais enfant. Même avant de commencer le violon. Et maintenant je suis au point où j'ai besoin d'explorer un nouveau répertoire pour me nourrir davantage comme musicien. Notamment Bruckner, qui est la raison pour laquelle je me suis lancé dans la direction d'orchestre. Sa musique n'est pas facile, mais les couleurs de l'orchestre ne ressemblent à aucun autre compositeur. Pour l'instant, j'ai dirigé les symphonies n°4 et n°6, mais je vais continuer parce que je voudrais le diriger autant que possible. En général, Bruckner est plutôt réservé pour les chefs principaux, ce n'est pas facile d'avoir la possibilité de le diriger en tant que chef invité. Mais je ne suis pas pressé, la vie réserve ses surprises à tout un chacun. Il suffit de les saisir et d'en profiter.
Vous parlez de votre passion pour Bruckner, mais quand vous avez débuté la direction, c'était avec tout un autre répertoire ...
Oui, j'ai dirigé pour la première fois la Camerata Salzbourg, en 1997...il y a longtemps, avec Mozart. Sándor Végh, qui devait emmener l'orchestre en tournée, est tombé malade. L'orchestre m'a demandé si je pouvais aussi diriger en plus de jouer. Je leur ai répondu que je ne l'avais jamais fait. Même si avec un orchestre de chambre, c'est un peu différent, si vous connaissez la partition et que vous avez des idées d'interprétation, vous pouvez plus facilement les transmettre aux musiciens. Comme c'était une situation d'urgence, ils m'ont proposé de regarder la partition et de leur dire si je m'en sentais capable, parce que l'orchestre ne trouvait personne et risquait de perdre la tournée; or, c'est un ensemble qui est payé de ses concerts, les musiciens ne sont pas salariés. Je connaissais la partition, c'était la Sérénade Haffner, ils m'ont promis qu'ils allaient bien m'observer et bien se regarder entre eux, et c'était parti. Comme la première fois s'est bien passée, ils m'ont reproposé d'autres dates, puis le poste de chef invité et de chef principal. C'était très imprévu, je dirais. C'est arrivé comme ça.
Mais vous n'avez jamais reçu une formation de direction d'orchestre ?
Non, mais j'ai eu la chance de travailler avec de magnifiques chefs. Et d'apprendre beaucoup.
Que faut-il pour être un bon chef d'orchestre ?
Le plus important c'est d'avoir un très bon sens du rythme, un sens organique, non pas du rythme personnel, mais d'une certaine respiration, par exemple le temps nécessaire pour un instrumentiste de vent à respirer avant de pouvoir vous donner une note. Certaines personnes l'ont, d'autres ne l'ont pas, et certains chefs l'apprennent.
Et vous l'avez ?
Il semblerait que je l'aie. Je ne m'attendais pas à ce que cette première expérience se passe si bien. Et c'était le cas à chaque fois et cela m'a semblé très naturel.
Qu'aimez-vous dans la direction d'orchestre ? Le violon est déjà en soi un instrument "meneur"...
Oui, évidemment, mais il n'est pas polyphonique. L'orchestre, c'est la polyphonie. Je veux dire, le violon est "l'instrument principal", donc pour diriger, c'est psychologiquement la même chose. Mais ce qui est différent, c'est entre la musique que vous produisez vous-même et la position où vous devez inviter un groupe de musiciens plus ou moins grand à vous suivre pour qu'une musique puisse prendre vie. C'est pour cela que le sens du rythme objectif, du swing, est primordial. Si vous l'avez, les musiciens vous font confiance. Si c'est le cas, le moindre mouvement que vous faites est traduit en musique. C'est magique. Avec un instrument, la production du son est directe. Vous appuyez sur une touche ou tirez l'archet sur la corde, et la musique sonne. Avec l'orchestre, il est possible que vous donniez l'attaque, et l'orchestre réagisse une demi-seconde plus tard. Cet espace permet à la fois des choses fantastiques et de très grosses erreurs. Si l'orchestre ressent que la personne en face connaît la partition d'abord, et ensuite a ce sens de la respiration d'un orchestre - le temps nécessaire pour que chaque groupe d'instrumentistes lui livre un son, les musiciens sont détendus et les choses s'imbriquent bien ensemble. Il y a de la magie là-dedans.
Avez-vous les modèles parmi les grands chefs ?
Ils sont beaucoup, à la fois des chefs du passé, et des chefs jeunes qui m'inspirent aujourd'hui. Carlos Kleiber, bien sûr, d'un naturel incroyable, mais aussi d'une élégance et de la fantaisie dans tout ce qu'il faisait. Un sentiment de liberté, très difficile à obtenir avec une grande formation, où tout le monde fait tout son possible pour jouer ensemble, et en même temps reste libre dans l'interprétation. Klaus Tennstedt, et Klemperer aussi. Mais aussi les chefs d'aujourd'hui, de toutes les générations. J'ai eu la chance de jouer avec Zubin Mehta et Kurt Masur, Daniel Harding, Simon Rattle, Jakub Hrůša, Mikko Franck. Des chefs magnifiques. Ce qui est intéressant c'est d'observer comment ces chefs ont réussi à créer une sorte de signature personnelle dans la façon de faire sonner un orchestre. Quand vous entendez l'Orchestre de Philadelphie, vous savez que c'est Ormandy ou Stokowski, Cleveland avec George Szell c'est pareil. Le problème aujourd'hui c'est que les chefs principaux voyagent trop. Le rythme s'est accéléré, ce qui permet bien sûr de beaucoup plus travailler, mais cela rend impossible la création d'un lien qui se construit sur du long terme avec un orchestre, et à terme, une identité. Par exemple, Mitropulous, quand il a pris les rennes de Minneapolis, personne ne le connaissait, et il en a fait un orchestre de premier ordre. De même pour Simon Rattle et le Birmingham où il est resté 15 ans. Aujourd'hui les chefs sont guidés par leur carrière, alors que le niveau des musiciens à peu près partout est incroyable, et un bon chef peut réaliser des choses incroyables avec n'importe quel orchestre. Regardez ce que Mariss Jansons a fait de l'orchestre d'Oslo. Qui connaissait cet orchestre avant lui ? Aujourd'hui on voyage trop.
Comment travaillez-vous une oeuvre ? Sur table, sur la partition, au piano...?
Lorsque j'ouvre une partition, c'est comme si je voulais lire du chinois, ce que je suis incapable de faire. Bien sûr, je peux "lire" la musique, mais pendant les premières deux, trois ou dix lectures, je ne comprends rien. Mais à force de la relire toujours de nouveau, il arrive un moment où, par magie, la partition commence à me parler. L'ADN de la musique se révèle à moi, je commence à entrapercevoir son organisation interne, le rythme, les harmonies, les façons dont interagissent les groupes instrumentaux et je comprends ce que le compositeur avait en tête. Et lorsque j'ai compris cela, je commence à réfléchir à l'"assaisonnement" : quelle sauce, quel goût, quel parfum est suggéré par l'orchestration, quelles combinaisons pour quelles couleurs, quel tempo en fonction de l'esprit du mouvement..et plus j'apprends de la partition, plus l'œuvre s'ouvre à moi. Elle éclot.
Ce qui n'est pas du tout pareil quand on joue une nouvelle œuvre sur l'instrument...
Vous avez immédiatement le son! Avec la partition d'orchestre, il n'y a pas de musique, vous devez l'imaginer de la première à la dernière note. En 20 couleurs instrumentales différentes. Découvrir comment tous ces paramètres avancent ensemble, c'est une chose fascinante.
Vous avez mentionné Bruckner, mais avez-vous d'autres œuvres ou des périodes de prédilection que vous aimeriez diriger ?
Le répertoire orchestral est immense, il faut choisir, commencer par les choses qui vous donnent envie. Je viens de faire la sixième symphonie de Prokofiev que j'ai entendue il y a plusieurs années, et que j'ai adorée. Je ne l'ai pas spécialement cherché, mais l'occasion s'est présentée. Il est important d'être réceptif à ce qui arrive, ne pas être en position de "chasseur" tout le temps. Chasser veut dire courir après les opportunités tout le temps, ce qui traduit une certaine ambition, qui au début est une bonne chose, puis après s'avère très mauvaise. Parce que vous pouvez évidemment accomplir des choses, mais aussi passer à coté des opportunités importantes. Ma philosophie est aussi de laisser les choses venir vers moi. Garder les yeux et les oreilles ouverts et rester réceptif aux signes qui peuvent me parler. Etre réceptif au monde. C'est valable pour la musique comme pour la vie.
En parlant de la vie, face aux crises sociales, politiques, sanitaires et écologiques auxquelles fait face notre monde d'aujourd'hui, quelle est la responsabilité des musiciens à votre avis ? Que peut faire la musique ? Ou pas?
Tout d'abord, je crois dur comme fer qu'une société organisée devrait être comme un très bon orchestre. Les gens sont assis cote à cote, ils se regardent, ils communiquent. Ils essayent de sentir l'autre et de transmettre à l'autre leurs sentiments et leurs pensées. Et chacun fait de son mieux pour obtenir le meilleur résultat possible. Le monde devrait être comme cela. Il ne l'est pas parce que c'est la nature humaine. Aujourd'hui encore, l'histoire de violence, de guerre, de non respect des droits humains se répète. Cela ne changera pas, mais ce n'est pas une raison pour ne pas essayer de changer cela. Et tout commence avec l'éducation, à l'école, pendant les années sensibles qui forment un être humain et sa personnalité.
Aujourd'hui, on forme les experts, les scientifiques, les professionnels à succès qui vont fructifier l'économie et gagner beaucoup d'argent. On enseigne les mathématiques, la chimie, la philosophie. Mais qu'est-ce qui fera que les gens se comprendront mieux ? Je pense que ce que l'on devrait vraiment enseigner aux enfants, c'est l'harmonie, le rythme, qui est à la base de la vie, ce que veut dire en réalité la symphonie, beaucoup de voix ensemble. Montrer que les sciences sont indissociables des arts et de la philosophie. Or, l'enseignement des arts est complètement négligé, alors que c'est la base d'une société humaniste. Un ministre de l'éducation devrait avoir la vision de la société qu'on veut construire sur 20 ans, et cela n'est pas le cas.
Notre rôle, à travers la culture, est de rappeler sans cesse à quel point l'être humain est capable de créer de la beauté. Même si, au vu des crises, il me semble que c'est déjà trop tard. Mais il faut continuer. Et nous en tant qu'artistes, on va essayer de remplir notre mission.