Dr. Ahmad Sarmast : "La musique peut panser les plaies du peuple afghan"
Par Suzana KubikLe directeur de l'Institut national de musique d'Afghanistan plaide pour la préservation des droits de la musique du peuple afghan. Et espère que l'établissement sera autorisé à reprendre avec son programme sans restrictions ou censure. Il nous a accordé un entretien téléphonique depuis Melbourne.
France Musique : Quelle est la situation à Kaboul actuellement ?
Dr. Ahmad Sarmast : De manière générale, la situation à Kaboul est très tendue et incertaine et tout va très vite. Toute la nation attend la mise en place du nouveau gouvernement en espérant des solutions aux problèmes et aux défis qu'affronte la communauté afghane.
Vous êtes le fondateur et le directeur de l'Institut national de la musique d'Afghanistan, seul établissement de formation des musiciens du pays. Il est actuellement fermé. Avez-vous des contacts avec les étudiants et les professeurs restés au pays ?
Je tiens à préciser que l'Institut n'est pas fermé, cette information qu'on voit circuler sur les réseaux sociaux est inexacte et dessert à mon avis l'Institut national de musique, ouvrant la voie aux talibans d'interdire la musique en Afghanistan. Les activités de l'Institut sont suspendues, comme d'ailleurs tout le système éducatif jusqu'à nouvel ordre, sur le décret des talibans. Comme toutes les autres écoles du pays, nous attendons leur décision pour savoir quand nous pourrons reprendre nos activités. J'espère que l'école pourra rouvrir et reprendre ses activités, comme le reste du système éducatif en Afghanistan.
Je suis en contact avec les étudiants et le personnel et communique régulièrement avec eux à travers de nombreux groupes WhatsApp. Tout le monde est sain et sauf et à l'abri dans leurs maisons.
On peut lire dans les médias que les talibans font des descentes à la recherche des musiciens et des instruments de musique...est-ce exact ?
Je ne sais pas d'où vous tenez cette information, je ne suis pas au courant. Je ne pense pas que les talibans fassent les fouilles dans les maisons, ils ont d'autres préoccupations sur lesquelles ils se concentrent plutôt que les musiciens innocents qui ne peuvent nuire à personne.
L'Europe et le monde découvre la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui l'Institut national de musique, alors que l'établissement a déjà été pris comme cible dans le passé...
L'Institut est en effet une entité culturelle importante dans le pays qui a déjà été attaquée par le passé. Il y a eu une attaque en 2014 et deux autres déjouées en 2015 et 2017, et ceux qui ont été à l'origine de ces attaques ont été arrêtés. Mais c'était l'époque de guerre avec les forces progressistes, avec le gouvernement, lorsque les talibans pouvaient attaquer le soft power, les entités culturelles et l'éducation. Mais nous attendons de voir. Je ne porte pas de jugement, je n'essaye pas de prévoir le futur dans la lumière du passé, j'essaye d'analyser la situation actuelle.
Qu'est ce qui va se passer aujourd'hui ? Quelle sera la politique culturelle des talibans ? Quelle attitude adopteront-ils par rapport au cinéma, à la télévision, à la musique etc ? Nous nous souvenons tous que pendant le règne des talibans dans les années 1990, la seule chaine de télévision d'Afghanistan était fermée et interdite d'antenne. En revanche, depuis la prise de pouvoir récente, toutes les chaines de radio et télévision continuent à diffuser. C'est un signe positif et j'espère qu'il en sera de même avec la musique et les droits de la musique des Afghans.
Le projet de l'Institut national de musique était très progressiste, vous avez réussi à introduire de grands changements dans la société grâce à vos activités. Selon vous, le projet est-il menacé ?
Je pense que le peuple afghan s'est maintenant habitué aux activités de notre Institut, soutient et apprécie ses activités. J'ai des craintes par rapport à son avenir, mais j'ai l'espoir que nous serons autorisés à reprendre nos activités sans restriction ni censure, comme c'était le cas auparavant. J'espère que l'Institut sera autorisé de continuer à dispenser une éducation générale et musicale de qualité à chaque enfant afghan , quel que soit son genre, son appartenance ethnique, linguistique ou sociale.
Pourriez-vous nous dire quelques mots du projet de l'Institut ? Lorsque vous l'avez lancé en 2010, il était destiné aux enfants défavorisés et aux filles ?
Nous avons commencé ce programme avec une attention particulière portée aux enfants défavorisés basée sur notre conviction que la musique peut contribuer énormément à la transformation de la société afghane, mais aussi de la jeunesse afghane. Cela restera notre principal but dans l'avenir.
Une part importante de votre programme vise à intégrer les filles. D'une étudiante en 2010 vous êtes passés à un tiers des effectifs...
L'Institut national de musique d'Afghanistan est engagé dans l'égalité des genres. Nous sommes convaincus que les femmes afghanes peuvent jouer un rôle très important dans la reconstruction et la préservation des traditions musicales afghanes. Nous ne pouvons pas reconstruire le pays en ignorant la moitié de sa population, aucun pays ne peut progresser sans la participation pleine et entière de chaque citoyen. Nous sommes engagés dans l'égalité des genres dans la musique aussi. Nous avons soutenu l'émancipation des filles et des femmes à travers la musique et l'éducation, et nous allons continuer à défendre ces valeurs.
Nous ferons tout ce qu'il est possible pour convaincre les autorités de nous autoriser à continuer avec le même programme qui dispense une éducation de qualité à tous les enfants afghans quel que soit leur genre. Nous sommes engagés pour l'égalité des genres en Afghanistan et nous resterons engagés pour la participation de toutes les femmes et les filles du pays dans la vie musicale. Je sais qu'il y a des personnes qui peuvent s'opposer à ces valeurs, mais nous ne pouvons pas avancer tout en ignorant la moitié de la population afghane.
Quel est votre message concernant l'importance de la musique et les arts dans la société afghane ?
Je crois très fort que la musique peut avoir une grande importance pour panser les plaies du peuple afghan. Aujourd'hui comme il y a dix ans, toute la population a été, d'une façon ou d'une autre, très marquée par des années de guerre. La musique peut aider la population à dépasser ces traumatismes. Elle peut aussi jouer un grand rôle dans la réunification de l'Afghanistan. Elle peut aussi améliorer la vie des enfants et de la jeunesse, et apporter un bien-être à la société.
Elle peut jouer un rôle très important pour connecter l'Afghanistan avec le reste du monde, avec la communauté internationale, maintenant que les talibans ont besoin d'une reconnaissance sur le plan international. Vous n'êtes pas sans savoir que toutes les missions diplomatiques ont quitté le pays et qu'il glisse progressivement vers un nouvel isolement. Je crois très fort que la musique peut jouer un rôle positif dans la reconstruction du pays avec la communauté internationale.
Comment selon vous la communauté internationale peut y contribuer ?
La communauté internationale doit montrer son soutien à l'Institut national de musique dans la protection des droits de la musique du peuple et des musiciens afghans et nous soutenir dans la préservation de l'héritage musical et culturel d'Afghanistan, qui fait partie de l'héritage culturel du monde. Lorsque la communauté internationale demande le nouveau régime de respecter les progrès obtenus dans le pays depuis 20 ans, concernant les droits humains et les droits des femmes, il faut prendre en compte que la musique est un élément important des droits humains et par conséquent, les droits de la musique du people afghan doivent aussi être respectés.