El Sistema vu de l'intérieur : les étudiants du CNSM de Paris en immersion au Venezuela

Publicité

El Sistema vu de l'intérieur : les étudiants du CNSM de Paris en immersion au Venezuela

Les étudiants du Département de pédagogie du CNSM de Paris en visite aux nucleos d'El Sistema au Venezuela
Les étudiants du Département de pédagogie du CNSM de Paris en visite aux nucleos d'El Sistema au Venezuela
- Charlotte Bommelaer

A quoi ressemble vraiment le célèbre programme d'éducation musicale El Sistema ? Les étudiants en pédagogie du Conservatoire national supérieur de musique de Paris (CNSMDP) ont passé trois semaines en immersion au Venezuela. Ils témoignent.

Début 2015, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris signe un accord avec le programme El Sistema à l’occasion de son 40e anniversaire. Son but ? Intensifier les collaborations entre le programme vénézuélien et la célèbre institution parisienne qui forme, entre autres, les futurs professeurs de musique. Pour le CNSMdP et son département de pédagogie, il s'agit de permettre aux étudiants de faire des séjours d’observation dans différents nucleos (nom donné aux centres du programme El Sistema) pour mieux connaître le programme de l’éducation musicale que tout le monde s’arrache.

Il y a 10 ans, Simon Rattle déclarait « C’est au Venezuela que s’écrit l’avenir de la musique classique ». Cette association s'est occupée de 800 000 enfants en 40 ans et a créé une quarantaine d’antennes sur tous les continents (y compris en France). Un modèle qui marche, contesté ou non, et qui fait rêver, tant les professionnels que certains responsables politiques et culturels.

Publicité

Quelle part de vérité dans cette « success story » ? El Sistema, est-ce un « miracle qui marche tout seul » ou un « modèle de tyrannie », comme le prétend le musicologue britannique Geoff Baker dans son ouvrage El Sistema : Orchestrating Venezuela’s Youth ? Le mieux est de se rendre sur le terrain, estime Serge Cyferstein, responsable du département de pédagogie du CNSMdP. « C'est en mettant la main à la pâte que les étudiants pourront se faire une idée de ce qui tient à la culture et l'histoire d'un pays, à son rapport à l'autorité et au savoir, et ce qui n'est pas transposable au contexte français, mais qui peut être un levain pour une réflexion sur de nouvelles approches pédagogiques chez nous ».

Avant d’initier cette passerelle entre Paris et Caracas, le directeur du CNSMDP, Bruno Mantovani s’est laissé convaincre par lui-même : « Je suis allé au Venezuela tout d'abord en tant que musicien, invité à diriger l’orchestre. J’ai été bouleversé par le fait que la musique était au centre des préoccupations des gens, et que cette musique, à laquelle on reproche le fait d’être élitiste, est prise là-bas comme un facteur de cohésion sociale, un lien social immense ».

Confronter les pratiques pédagogiques

Au-delà du phénomène de société, El Sistema est une réussite pédagogique, souligne Bruno Mantovani. Pour un musicien qui a franchi toutes les étapes d’une éducation musicale à la française, et qui s’apprête à en transmettre les fondamentaux, l’intérêt est de comparer les pratiques sans pour autant vouloir faire du « El Sistema à la française ». « Ce qui m’a intéressé c’est de voir ce qu’on peut retirer de l’expérience El Sistema pour peut-être adapter l’enseignement en France et pour lutter contre l’individualisme à la française dont on a du mal à se défaire ». Et Bruno Mantovani de souligner la pédagogie collective comme clé d’une approche de la musique classique à l’opposé de la tradition française. « Attention, El Sistema n’est pas un mode idéal : les solistes en France ont un niveau bien supérieur à ce qu’on voit au Venezuela. Mais ce qui m’intéresse aussi c’est comment les musiciens, qui sont souvent moins forts que chez nous, arrivent à donner des concerts avec cette énergie. Ce qui est important pour moi, c’est de leur donner à voir par leurs propres yeux comment, pour un musicien d’orchestre, il peut être mieux de jouer avec un camarade, que contre un camarade. Le plaisir de la collectivité est plus important que l’esprit de la compétition » .

En octobre 2016, un premier groupe de six étudiants du département de pédagogie part trois semaines en « immersion » dans différents nucleos au Venezuela. Tous sont en formation au Certificat d'aptitude (CA) au CNSMDP, instrumentistes de haut niveau ayant enseigné au préalable dans différents contextes pendant leurs études supérieures. La mission d’Elsa Seger, Clotilde Bernard, Ieva Sruogyte, Victor Dutot, Guillaume Berceau et Tom Caudelle consiste à expérimenter un projet pédagogique dans un contexte inédit, confronté à la réalité d'El Sistema. Les étudiants ont été sélectionnés sur projet, approuvé par les responsables d'El Sistema, avec ateliers et masterclass, et un spectacle à monter en deux semaines à la clé.

Tom Caudelle et Guillaume Berceau entourés des élèves d'El Sistema
Tom Caudelle et Guillaume Berceau entourés des élèves d'El Sistema

« Nous sommes partis avec l'idée d'apporter notre savoir-faire dans cet échange, explique Victor Dutot, et ce qui a intéressé les responsables d'El Sistema, c'est notre enseignement dans le domaine de l'improvisation et de la création contemporaine, domaines qui ne sont pas du tout abordés dans l'enseignement d'El Sistema. »

Un programme qui ne forme pas des élites

Même en connaissant la portée du programme, les étudiants ont été pris au dépourvu par la place occupée par la musique dans la vie des élèves. « El Sistema est beaucoup plus qu'un programme d'éducation musicale, raconte Victor. Il s'agit véritablement d'une philosophie. Par la pratique de l'orchestre, donc une pratique collective de la musique, il s'agit d'élever socialement les gens qui sont dans une situation difficile. Et tout le monde se sent concerné, à commencer par les familles, qui accompagnent les élèves en cours, les motivent et soutiennent leurs efforts. Les concerts sont pleins, et toutes les générations sont mélangées. »

El Sistema est un programme à vocation sociale avant tout, qui est censé occuper les enfants livrés à la rue, rappelle Clotilde Bernard. « Les enfants au Venezuela ont école le matin, et l'après-midi il sont livrés à eux-mêmes. Les nucleos sont en fait des centres d’accueil qui leurs permettent d'avoir une occupation. Le cadre leur offre la sécurité et tout est gratuit. Ils reviennent tous les jours, ils sont à l'heure et très motivés pour passer du temps avec des copains autour des concerts qu'ils montent à une vitesse impressionnante. » Résultat, El Sistema ne forme pas de niveaux ou d'élites. La plupart des élèves deviendront de bons amateurs qui continueront à jouer dans de nombreuses formations d'El Sistema tout en menant une carrière professionnelle complètement distincte. « C'est aux antipodes de la France, où l'on doit travailler le solfège, la technique, être bon, passer les niveaux, avant de faire de la musique pour le plaisir de s'éduquer par la musique », raconte Clotilde.

Victor et Elsa ont travaillé avec un nucleo qui accueille les enfants et les jeunes des quartiers très défavorisés, quatre à cinq heures de pratique musicale par jour. « On nous a prévenu qu'il y aurait un peu plus que 20 élèves prévus au départ. Nous nous sommes retrouvés avec deux groupes de 50 élèves entre 8 à 18 ans, des enfants très difficiles, anciens délinquants avec problèmes de drogue. Nous avons dû ruser pour les accompagner tous, mais à aucun moment ils n'ont manqué d'enthousiasme. »

Un rapport à la pratique musicale décomplexé

Tous les étudiants le confirment : le tabou n'existe pas, à la fois au niveau du répertoire et concernant le rôle qu'un élève peut occuper au sein d'un orchestre. Un rapport à la musique décomplexé qui ne met personne à l'écart et qui encourage "la débrouille". « Les orchestres sont disproportionnés, avec des niveaux mélangés, tout le monde joue. Les aspects techniques qui sont en France très poussés, sont un peu négligés. Dès l'âge de trois ans, les enfants s'emparent des instruments. On leur dit : la semaine prochaine on joue la Première symphonie de Mahler et on se débrouille comme on peut. Ils jouent tous les répertoires dès le plus jeune âge, chacun peut être chef d'orchestre s'il le souhaite, il n'y a pas de complexe à avoir », raconte Victor.

Un exemple à suivre, selon Bruno Mantovani : « En France, quand on fait de la musique avec des enfants, on a l’impression que ce sont des sous-adultes à qui on réserve un répertoire spécifique, alors qu’il vaut mieux qu’ils jouent un peu moins bien, mais de grandes œuvres. On oublie que les enfants sont tout à fait en mesure d'apprécier la grande musique. A force de vouloir l'enseignement le plus performant qu'il soit, nous avons créé beaucoup de barrières en France. Si l'on pouvait le teinter d'un peu plus de désacralisation et d'un peu plus de collectivité, ce serait peut-être pas plus mal.»

Une pédagogie de groupe échelonnée

Concernant la pédagogie collective, qui est à la base même d'El Sistema, comment pallie-t-elle l'absence d'un tête-à-tête quand il s'agit de poser les bases techniques dans l'apprentissage d'un instrument, argument principal de ses détracteurs ? « L'initiation à l'instrument se fait dès le plus jeune âge, raconte Elsa. A trois ans, les enfants apprennent à tenir les instruments sur les modèles en carton. On se sert de la pédagogie de miroir, les enfants miment ce que fait le professeur à l'envers. Ils ont des gommettes pour avoir des repères sur les cordes et on les encourage à jouer. Chacun évolue à son propre rythme et le système de tutorat est généralisé. Dans une formation où les niveaux et les âges sont mélangés, un élève de douze ans peut guider un petit de trois ans au niveau de la tenue de l'instrument, il y a une culture d'entraide. Les grands évoluent, continuent à faire de la musique, même s'ils font d'autres métiers, tout en initiant les plus jeunes ».

Quid de la formation musicale, qui a une place solide dans le cursus des élèves dans les conservatoires en France ? « Il y a le concept du professeur intégral, explique Victor, qui va enseigner à la fois la lecture, le rythme, la culture musicale et l'instrument. Les aspects techniques qui sont en France très poussés, ne sont pas prioritaires. On chante, on solfie avant même de jouer la musique. Ensuite, toujours en collectif, on passe par plusieurs phases : d'abord on décortique en petits groupes d'instrument les partitions mesure par mesure, dans le moindre détail. Ensuite on travaille par pupitre sur différents éléments de la construction d'une oeuvre, et à la fin tout le monde se rassemble en l'orchestre. Et le lendemain on recommence. »

Une transmission des savoirs non-hiérarchisée

Qui forme les enfants et les jeunes dans les différents nucleos du pays ? Pour les futurs professeurs de musique qui ont suivi un parcours exigeant en instrument et qui sont allés au bout d'un enseignement pédagogique structuré et validé par un diplôme, El Sistema est en effet aux antipodes de leur expérience. « Nous avons été surpris de constater que de nombreux 'professeurs' dans les nucleos sont en fait plus jeunes que nous, parfois ils encadrent les plus jeunes parce qu'ils sont les seuls disponibles, » raconte Tom. « Ce sont de grands élèves qui forment les plus jeunes. Il y a une transmission intergénérationnelle qui est très importante, ils enseignent tout simplement ce qu'ils ont eux-mêmes appris, dans cette culture où la transmission orale et peu académique est toujours très présente.»

Au bout de quarante ans de pratique, El Sistema commence seulement à mettre en place des programmes de formation spécifique pour les encadrants, mais la professionnalisation n'est qu'un phénomène collatéral. « Il en est de même pour les talents exceptionnels, qui sont repérés mais pas spécialement favorisés dans le programme général. Le peu de cours individuels leurs sont destinés, et ils ont accès à un système de bourses qui leur permet de s'acheter un bon instrument. Ils peuvent ensuite se présenter à l'audition pour les deux orchestres semi-professionnels constitués des "grands", les Simon Bolivar. Mais pour une vraie professionnalisation, ils partent le plus souvent en Europe.»

Le collectif d'abord

Si les étudiants du CNSM de Paris ont choisi de valoriser la création contemporaine et l'improvisation dans leurs projets, c'est parce que ce sont les domaines qui ne sont pas enseignés dans le programme d'El Sistema. « Le répertoire des formations d'El Sistema reste très classique. L'écriture des compositeurs contemporains latino-américains, qui sont pourtant beaucoup joués, est majoritairement tonale et très éloignée des courants européens dans la création musicale, raconte Victor. Nous avons travaillé sur les œuvres de Philippe Hersant, et c'était véritablement un terrain inconnu pour les élèves. Comme d'ailleurs toutes les pratiques liées à l'improvisation que nous avons souhaité favoriser avec tous nos projets. » Mais au-delà d'un langage spécifique, les futurs professeurs de musique ont dû bousculer bien des habitudes pour que différentes personnalités osent s'exprimer.

« Les élèves ont une discipline impressionnante, ils ont l'habitude d'être en orchestre, assis, de jouer dans un ordre et de se référer à un chef en permanence, raconte Guillaume. Comme la structure du programme est très verticale en direction du chef, nous avons pu constater qu'il manque parfois l'écoute entre les musiciens, et sur le plan d'investissement individuel, l'initiative et la confiance en soi pour être force de proposition musicale dans l'improvisation, par exemple. Nos ateliers visaient notamment à les désinhiber et de libérer leur créativité. Ils étaient déstabilisés au départ, mais très curieux, et l'équipe pédagogique était très intéressée justement par cette approche-là, absente du programme. A ce niveau-là, je pense qu'on leur a clairement apporté un savoir-faire qu'ils ne maîtrisaient pas. »

Quel enseignement à tirer ?

Une motivation incroyable, répondent-ils à l'unisson. Une motivation qui se nourrit par la pratique musicale collective, initiée dès le plus jeune âge et qui se partage entre différentes générations peu importe le niveau. Une motivation partagée par les élèves, mais aussi par les familles et tout un pays. Et cela en dépit de la crise qui frappe le Venezuela de plein fouet. Autant dire que la subsistance d'El Sistema, financé à 100% par le gouvernement vénézuélien, n'est pas du tout à l'ordre du jour.