Elsa Barraine : compositrice oubliée, musicienne engagée et pédagogue humaniste

Publicité

Elsa Barraine : compositrice oubliée, musicienne engagée et pédagogue humaniste

Par
Elsa Barraine (1910-1999)
Elsa Barraine (1910-1999)
- Bibliothèque nationale de France

Le 29 juin 1929, la compositrice Elsa Barraine remporte le Grand Prix de Rome à l’âge de 19 ans. Compositrice applaudie, militante engagée et pédagogue acharnée, son nom est pourtant absent de l’histoire de la musique française.

En 1913, la jeune compositrice Lili Boulanger remporte le Prix de Rome. Elle est la première femme à recevoir ce prestigieux prix de composition, et ce à l’âge de 19 ans seulement. Si le nom de Lili Boulanger est gravé dans les mémoires en partie grâce à cette victoire (malgré une vie et une carrière tristement écourtées en 1918), celui d’Elsa Barraine reste encore méconnu. 

Le 29 juin 1929, à l’âge de 19 ans également, la jeune Elsa Barraine remporte le Grand Prix de Rome. Elle est la quatrième femme à recevoir le prix après Lili Boulanger en 1913, Marguerite Canal en 1920 et Jeanne Leleu en 1923. Grâce à cet exploit, Elsa Barraine s’affirme alors comme l’une des compositrices les plus talentueuses de sa génération.

Publicité

Elle tire sa révérence 70 ans plus tard, en 1999, dans une indifférence presque absolue, ses contributions musicales, pédagogiques et humanitaires étant largement oubliées. Comment une figure aussi importante de l’histoire de la musique française a-t-elle pu être si facilement délaissée ?

La compositrice applaudie

Elsa Barraine signera plus d’une centaine d’œuvres lors de sa carrière, dont un opéra, trois ballets, plusieurs cantates, des œuvres lyriques, deux symphonies, de nombreuses compositions pour ensemble de chambre et même des œuvres pour le cinéma et pour le théâtre. Elle présente dès son plus jeune âge un talent inné pour la musique, encouragé par sa mère, pianiste amatrice et membre du chœur de la Société des concerts du conservatoire, et par son père, premier violoncelliste à l’Opéra de Paris. 

Plutôt que de suivre une éducation générale, Elsa Barraine est inscrite à l’adolescence au Conservatoire de Paris.  Ce choix portera rapidement ses fruits quand elle remporte en 1925 le Premier prix d’harmonie. Elle enchaine deux ans plus tard avec le Premier prix en contrepoint et fugue, ainsi qu’à l’accompagnement au piano.

Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.

Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.

Musicienne prometteuse dont les talents ne manquent de retenir l’attention de son professeur de composition Paul Dukas, Barraine tente sa chance pour le Prix de Rome de 1928, mais sa cantate Heracles à Delphes ne lui rapporte que le second Grand Prix. Sans se décourager, elle soumet l'année suivante sa nouvelle cantate : La vierge guerrière. Victorieuse cette fois-ci, elle rejoint le cercle intime des compositeurs et compositrices invités à la Villa Medicis pour une durée de trois ans.

Dès son retour, ses premières œuvres, dont le poème symphonique Harald Harfagar et l’opéra Le roi bossu, seront rapidement créées. Son élan de composition est interrompu par la Seconde guerre mondiale, puis sa carrière atteint son apogée au cours des années 1950, en France et même à l’international. Elle entame également plusieurs collaborations fructueuses avec le monde du cinéma et du théâtre, avec les réalisateurs Jean Grémillon et Jacques Demy, ainsi que le metteur en scène Jean-Louis Barrault.

Mais malgré son envie de créer et son talent, Elsa Barraine se sentira toujours limitée dans ses ambitions de composition par un manque de temps, ennemi invincible qu’elle dénonce en 1954 au micro de Georges Charbonnier : « Il y a la croûte à gagner. Il y a le travail de la maison à faire, pour une compositeur femme plus particulièrement. Il y a un tas de choses qui boulottent votre temps. […] Je n’aurai jamais le temps pour réaliser un certain nombre de choses que je voudrais faire. Par exemple, je voudrais me mettre à faire de la musique à 12 tons. C’est toute une technique, il faudrait que je m’y mette, que je la travaille, il faudrait que je le fasse, mais je n’ai pas le temps ! »

En effet, la carrière d’Elsa Barraine en tant que compositrice avance à ses heures perdues, pendant les vacances, à côté des nombreuses fonctions professionnelles qu’elle occupe au cours de sa vie, dont cheffe de chant des chœurs rattachés à la Radiodiffusion française. Mais également pianiste et preneuse de son dans le même établissement, journaliste communiste engagée, professeure au Conservatoire de Paris et inspectrice des théâtres lyriques nationaux pour le Ministère de la Culture.

La musicienne engagée 

Installée à la Villa Médicis pendant trois ans, Elsa Barraine découvre une Italie alors sous l’emprise du fascisme. Juive du côté de son père, elle suit également avec inquiétude l’arrivée au pouvoir en Allemagne du nouveau parti Nazi. Souhaitant manifester sa rage et son inquiétude, Elsa Barraine repensera aux conseils de son maitre Paul Dukas : « La musique doit nécessairement exprimer quelque chose; elle est également obligée d'exprimer quelqu'un, à savoir, son compositeur » (cité par Irving Schwerké dans The Musical Quarterly, Juillet 1928).

Le processus créatif d’Elsa Barraine sera ainsi toujours intimement associé aux événements politiques et sociaux qui l’entourent. Elle fera de sa musique un étendard de sa pensée anti-fasciste mais aussi de sa culture juive à travers des chansons hébraïques, des chants juifs, une suite juive pour violon et piano et plusieurs préludes et fugues pour orgue inspirées de prières de la liturgie juive.

En 1934, elle compose Pogromes, inspiré d’un poème en deux parties du poète André Spire contre le nazisme. Au lendemain des Accords de Munich en septembre 1938, Elsa Barraine rejoint le Parti communiste français, fermement opposée à la politique gouvernementale française. Elle compose en réponse sa deuxième symphonie, intitulée Voîna, (« Guerre » en russe), qui annonce en trois mouvements la guerre, la mort et la fin.

Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.

Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.

Mais alors que la guerre bat son plein, les élans musicaux d’Elsa Barraine sont réduits au silence. En 1940 son père est licencié de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Un an plus tard, elle perd son emploi en tant que chef de chant avec l’Orchestre National de la RTF à cause de son héritage juif. Engagée dans la résistance française, elle contribue autant que possible aux efforts clandestins, transportant même des documents secrets dans le guidon de son vélo. 

En mai 1941, Elsa participe à la création avec Roger Desormière et Louis Durey du Comité du Front National de la Résistance des Musiciens français, surnommé le Front National des Musiciens (FNM). Dans cet organisme de rébellion musicale, les objectifs sont nombreux, détaillés dans leur publication Musiciens d’Aujourd’hui : organiser des concerts d’œuvres françaises contemporaines ou interdites, soutenir financièrement les musiciens juifs, composer des chansons de soutien pour les résistants français et organiser des manifestations musicales contre la collaboration allemande.

La pédagogue acharnée

Malgré plusieurs arrestations et son héritage juif, Elsa Barraine parvient à rester en vie jusqu’à la fin de la guerre. Le conflit mondial touchant à sa fin, l’engagement d’Elsa Barraine ne s’essouffle pas pour autant. La compositrice mène un nouveau combat pédagogique à travers diverses actions et initiatives sociales. 

Elle continue son engagement politique au nom du Parti communiste en tant que journaliste musical en 1944 pour L’Humanité et Ce soir, et directrice de la maison d’édition musicale communiste Le Chant du Monde. Mais arrive en 1949 un clivage irréparable entre Barraine et le Parti.

À la suite de sa visite au second Congrès international des compositeurs et critiques de musique à Prague en 1948, Elsa Barraine revient profondément influencée par l'idée d'un « jdanovisme » artistique. Contre le formalisme de la musique et l’abstraction d’un art « bourgeois », elle soutient l’idée d'une musique au service de la société, d’un réalisme socialiste musical inspiré du monde qui l’entoure :

« La grève des mineurs ou la lutte pour la paix, voilà qui peut intéresser à présent le musicien progressiste, et non de savoir s'il devra écrire en langage polytonal, atonal ou tonal », exprime-t-elle dans La nouvelle critique en mai 1949.

Une différence idéologique au sein du Parti mène Elsa Barraine à le quitter et à établir l’Association française des musiciens dits « progressistes » aux côtés de Serge Nigg Roger Désormière, Louis Durey et Charles Koechlin.

Dans la nécessité de moyens mais aussi l’envie d’une transmission pédagogique qui révèle le rôle humaniste de la musique en société, Elsa Barraine rejoint en 1952 le Conservatoire de Paris en tant que professeure de déchiffrage. Ses cours, surnommés la « boîte de Pandore », suscitent un si grand intérêt qu’elle hérite en 1969 de la prestigieuse classe d’analyse d’ Olivier Messiaen, sous l’encouragement de ce dernier. À la fin de sa carrière, Elsa Barraine exercera une dernière et profonde influence en tant qu’inspectrice des théâtres lyriques nationaux à la direction de la musique du Ministère de la Culture, dès sa nomination en 1972. 

Elsa Barraine meurt le 20 mars 1999. Soit l'une des premières et plus jeunes femmes à remporter le Prix de Rome, une militante engagée qui a lutté contre le fascisme par la musique, une pédagogue qui a su encourager plusieurs générations de compositeurs à la suivre. Mais la vie et l’œuvre d’Elsa Barraine n’atteindront jamais la renommée de ses contemporains et contemporaines, malgré une carrière musicale de presque sept décennies. Ses œuvres sont un apport significatif au patrimoine musical français du XXe siècle et sont le témoignage de son engagement politique et pédagogique acharné. 

Musicopolis
24 min