Entretien avec Oksana Lyniv : "La musique est une arme très puissante"
Par Suzana KubikEn 2021, elle était la première femme à diriger l'Orchestre du Festival de Bayreuth en 145 ans de son existence; première aussi, il y a un mois, à prendre les rênes d'une maison lyrique en Italie, celle de Bologne. Aujourd'hui la cheffe ukrainienne Oksana Lyniv se bat pour la paix dans son pays.
France Musique : Dès le début de l'agression russe en Ukraine, vous avez adressé un appel à l’aide et au soutien de la communauté internationale à votre pays. Avez-vous l’impression que le message des Ukrainiens a été entendu ?
Oksana Lyniv : Le problème, c’est que tout le monde se réveille seulement maintenant en constatant que les sanctions après l’annexion de la Crimée n’ont pas provoqué l’effet escompté. Personne ne s’est véritablement occupé de ce problème, personne n’a vraiment essayé d’arrêter la politique agressive de la Russie. Maintenant il est trop tard. Par exemple, aujourd’hui la plus grande centrale nucléaire du pays a été prise pour cible et a pris feu à cause des bombes russes. Six fois plus importante que Tchernobyl. Si elle est rasée, toute l’Europe occidentale sera très vite engloutie.
Vous, les grands pays européens, n’avez pas réalisé, premièrement, que l’Ukraine est à la fois au coeur de l’Europe et le plus grand pays du continent, et deuxièmement, que Poutine ment depuis des années au monde entier tout en continuant sa politique agressive. Le problème c'est que les pays leaders en Europe, comme l’Allemagne, n’ont pas pris des mesures politiques et économiques suffisantes pour maintenir le contrôle de la situation.
Poutine prepare cela depuis longtemps, derrière le dos du monde démocratique et en dépit des traités et des conventions sur la paix et la souvereneité. Mais malheureusement c’est trop tard maintenant. Chaque nouvelle vie de perdue, est une vie de trop.
Quelle est la situation pour vos proches en ce moment ?
Toute ma famille est en Ukraine, à différents endroits. Mon frère et mon père aident l’armée, mes beaux-parents sont à Odessa, ils participant en ce moment-même à l’organisation de la défense de la ville. Mon mari organise l’aide humanitaire, la collecte de l’argent et du matériel militaire, des gilets pare-balle, par exemple, ici en Allemagne.
Il y a un peu plus d’un an, vous étiez la première cheffe à diriger au Festspiele de Bayreuth, peu après vous avez été la première cheffe choisie pour diriger une maison lyrique italienne, le Teatro comunale de Bologne. Vous êtes un modèle pour les musiciens et surtout les musiciennes, qui aujourd’hui levez la voix pour la paix dans votre pays.
L’art se doit d’apporter un message de paix, d’humanité, de liberté. Les oeuvres de Mozart, Beethoven, Mahler…nous apprennent l’humanité et ses plus nobles valeurs. Notre rôle en tant que musiciens classiques, en ce moment plus que jamais, est d’élever la voix pour défendre ces valeurs. Il ne faut pas laisser le silence l’emporter. La musique doit continuer. Le premier jour de l’agression sur l’Ukraine, j’étais en train d’enregistrer la Symphonie du Nouveau monde de Dvorak. Et en dirigeant, j’ai vu les images de ma partie. Le monde nouveau ne peut advenir que si on est prêts à lutter pour, si on est prêts à s’opposer à cette violence et être solidaires pour la liberté en Europe.
Les musiciens peuvent-ils faire la différence dans cette guerre en continuant à jouer de la musique ?
Bien sûr ! Pour moi par exemple, c’est une période très active. Dans chacun de mes concerts, je joue des œuvres des compositeurs ukrainiens. Les compositeurs écrivent pour moi dans les abris, sous les bombardements, à Kyiv ou à Odessa. Nous sommes en train d’organiser un très grand projet au Festival Beethoven de Bonn, un concert pour 1000 personnes en plein air avec l’Orchestre symphonique des jeunes d’Ukraine, l'orchestre dont je suis fondatrice. Ce sont de jeunes gens formidables de 12 à 22 ans qui sont bloqués dans différentes villes du pays. J’espère qu’on pourra les faire sortir du pays. J’ai récemment donné un concert à Bologne au Teatro comunale, en soutien de mon pays. Tout cela, ce sont des prises de position très importantes. Justement, l’enregistrement de la Symphonie du Nouveau monde avec l’orchestre du Teatro comunale de Bologne, sera accompagné d’un documentaire qui montrera des images de la guerre, les bombardements, les combats pour notre pays, les réfugiés, les gens qui se battent pour notre honneur et pour la future génération.
C’est un message très fort selon moi. Je l'ai dit aux membres de l'orchestre : dans le deuxième mouvement, je dédie à chaque fois le thème du cor anglais, cette merveilleuse berceuse, à tous les bébés nés dans les abris sous les bombes. A ces vies toutes nouvelles qui commencent sous les projectiles, alors que leurs mères luttent déjà pour leurs vies.
Cette musique ne résonnera plus jamais en vous de la même façon après cela, lorsque vous l’écouterez avant de passer une soirée agréable à diner et à vous divertir avec votre symphonie favorite. Elle portera un tout autre message.
Donc la musique est une arme puissante ?
La musique est une arme très puissante. Par exemple, j’estime que cela n’est pas correct de bannir les compositeurs russes des programmes des concerts. Nous devons en parler. Tchaïkovski par exemple, avait les connections très fortes avec l’Ukraine, et même les racines ukrainiennes. Du coté de sa mère, sa famille était française, mais du cote de son père, sa famille, ce sont des cosaques Ukrainiens. C’est pour cela que Tchaïkovski se rendait régulièrement en Ukraine, où il avait une sœur. Il a écrit une vingtaine d’œuvres inspirées de l’Ukraine, des mélodies ukrainiennes : l’opéra Mazepa, différentes symphonies ou œuvres de chambre. Il faut le dire ! Prokofiev, par exemple, est né en Ukraine, et dans ses lettres, il parlait de lui-même comme d’”un enfant des steppes ukrainiennes.”
Ou encore Stravinsky, dont le père était un chanteur lyrique célèbre en Ukraine, et possédait une magnifique villa où Igor passait tous ses étés et où il a composé certaines de ces plus grandes œuvres, comme L’Oiseau de feu ou le Sacre.
Ou encore Chostakovitch qui était un opposant notoire de la dictature. Ses symphonies sont comme un témoignage contre le régime stalinien. Pour moi, il est très important de parler de l’identité des deux nations, mais aussi des points de convergence et d’échange entre ces deux cultures. Je suis pleine de gratitude envers de grands artistes russes comme Kirill Petrenko, Vladimir Yourovski, Andrey Boreyko, Semion Bychkov, Vasily Petrenko, Dmitri Tcherniakov, qui ont très souvent et très clairement levé la voix contre le régime de Poutine. C’est aussi très important parce que la parole des Russes compte lorsqu’ils montrent qu’ils n’acceptent pas ce qui se passe actuellement en Ukraine.
La musique peut-elle véritablement soutenir les Ukrainiens qui sont au cœur de la guerre ?
Elle est très importante pour maintenir le moral et nourrir l'espoir. Poutine a dit qu'il serait à Kyiv le deuxième jour de la guerre. Manifestement, ce n'est pas ce qui s'est passé. Nous sommes prêts à nous battre jusqu'à la dernière goutte de sang. La pire chose serait d'abandonner. Par exemple, mon père est musicien aussi, fondateur d'une chorale où chante ma mère et ma soeur. Et là ils ont réuni un répertoire des chansons patriotiques, héroïques, qu'ils chantent pour maintenir le moral de tout le monde. Même au coeur de la guerre la musique est très importante.
Cet entretien avec Oksana Lyniv a été réalisé vendredi 04 mars 2022.