Murray Perahia - Beethoven : Piano Sonatas

Sortie prévue le 9 février chez Detusche Grammophon.
Un mystère toujours plus profond
Murray Perahia s’entretient avec Jessica Duchen
Murray Perahia, depuis longtemps renommé pour ses interprétations beethovéniennes, a choisi de coupler deux des sonates pour piano les plus radicalement novatrices du compositeur, sur les trente-deux figurant à son catalogue. La « Hammerklavier », opus 106, et « Clair de lune », opus 27 no 2, écrite plus tôt dans sa carrière, pourraient difficilement être plus différentes, et pourtant chacune innove sur presque tous les plans.
À la différence des trois dernières sonates de Beethoven, les opus 109, 110 et 111, la « Hammerklavier » est un sommet isolé. « Elle n’est pas comparable aux autres, fait remarquer Perahia, elle est de beaucoup plus grande envergure, et le langage utilisé était si unique qu’il ne l’a jamais réutilisé par la suite. Les dimensions mêmes de cette sonate, qui dure plus de quarante minutes, étaient presque inédites à l’époque. »
« Il reste difficile aujourd’hui de maîtriser la “Hammerklavier” en termes d’innovation. Beethoven lui-même prédisait qu’elle continuerait à donner du fil à retordre cinquante ans plus tard. Son mouvement lent est l’un des plus longs écrits jusque-là, et l’un des plus tristes, tandis que la complexité de la fugue du dernier mouvement peut paraître moderne aujourd’hui encore. La transition avec le finale est une improvisation notée, et c’est une musique stupéfiante, incroyable. Les gens étaient émus aux larmes par les improvisations de Beethoven, et ce passage est ce qui s’en rapproche le plus. »
L’œuvre date de 1817-1818 : « Pour Beethoven, explique Perahia, ce fut une année de profonde dépression – il n’écrivit pratiquement rien –, et cette sonate fut un moyen pour lui d’en sortir. C’est une force nouvelle, et le premier mouvement apparaît comme une comète. L’indication métronomique est presque impossible à respecter, mais la musique est rapide, audacieuse, intrépide. Pour lui, la musique est souvent libération, s’étendant à beaucoup de choses, faisant même de vous un être humain meilleur. La fugue de l’“Hammerklavier” semble essayer d’être libératrice après le mouvement lent très triste – et le bien me paraît triompher. »
« Le défi posé par cette musique est toujours actuel, car l’on peut creuser toujours plus profond les mystères de ce morceau. C’est sans fin – sur le plan musicologique comme sur le plan émotionnel. Tout y est lié à tout. Alors qu’aucune note n’est écrite au hasard, il donne l’impression d’être improvisé. C’est donc un mystère qui continuera d’intriguer et d’occuper les musiciens jusqu’à la fin des temps. »
« Hammerklavier » fait référence à un nouveau type d’instrument envoyé par les facteurs de piano anglais Broadwood à Beethoven, lui donnant aussitôt envie de se mettre au travail. « Il était toujours en quête d’un équivalent symphonique au piano – un instrument plus grand, plus sonore, plus orchestral, et je crois qu’il a fini par trouver quelque chose d’approchant, suggère Perahia, même s’il n’a jamais été totalement satisfait. Cet instrument mettait à sa disposition plus de notes, un son plus ample, et plus de pédale pour le prolonger. »
Le sous-titre de la sonate « Clair de lune » a quant à lui souvent été considéré comme dénué de rapport avec les intentions de Beethoven. Mais Perahia, qui prépare une nouvelle édition des sonates pour Henle, jette un jour nouveau sur cette œuvre : « Le titre vient de la description faite par un ami de Beethoven : Ludwig Rellstab, explique-t-il. Il dépeint le premier mouvement comme un lac au clair de lune, au fin fond de la Suisse, puis soudain mentionne une harpe éolienne. Cette idée pourrait venir de Beethoven, je crois. »
« Le périodique Allgemeine musikalische Zeitung publia un article consacré à la harpe éolienne, à l’époque où Beethoven commença à composer sa sonate. » Cet instrument ressemble à un carillon éolien, les sons étant produits par le vent – même si Beethoven semble l’avoir imaginé comme une véritable harpe, reflétée dans l’accompagnement continu du premier mouvement. « C’était l’instrument alors à la mode, dont on parlait en poésie et en littérature, parce qu’on le considérait comme la voix de Dieu. On a retrouvé un exemplaire de cet article avec une note manuscrite de Beethoven au dos, disant qu’il allait acheter une harpe éolienne. »
« L’article évoque un lieu élevé seulement illuminé par la lune, peuplé par les esprits de gens décédés avant d’avoir pu vivre leur amour. On pense aussitôt à Roméo et Juliette. La harpe éolienne leur donne le pouvoir de faire ressentir leur douleur et leur état aux habitants d’ici-bas, et c’est ce qui assure leur salut. J’imagine sans mal que ce texte ait pu inspirer Beethoven, étant donné son intérêt de longue date pour le pouvoir de la musique et pour Shakespeare. » Perahia fait remarquer que, même si le sous-titre « Clair de lune » n’est pas de Beethoven, il fut largement adopté dès la publication du morceau, et que le compositeur ne semble pas s’y être opposé.
L’indication « quasi una fantasia » – comme une fantaisie – est cruciale elle aussi : « Le premier mouvement est un mélange de fantaisie et de sonate, mais si libre qu’il tient beaucoup plus de la fantaisie. Les trois mouvements – fantaisie, menuet, finale – sont unifiés par la présence de l’arpège ascendant de trois notes, sous différentes formes. »
En 1801, date de sa composition, cette sonate était elle aussi différente de tout ce que l’on avait entendu jusque-là. « La tonalité, ut dièse mineur, est inhabituelle, et a un côté sombre, estime Perahia. Le soleil était un symbole important pour les Lumières, mais la lune est son contraire, nous attirant vers quelque chose de plus mystérieux, plus personnel. C’est vraiment l’une des très grandes sonates. En un sens, elle représente le début du romantisme. »