Sortie CD : Lisa Batiashvili - Visions of Prokofiev

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Sortie CD : Lisa Batiashvili - Visions of Prokofiev

Le vendredi 2 février 2018 à 00h00
Lisa Batiashvili - Visions of Prokofiev
Lisa Batiashvili - Visions of Prokofiev

Sortie le 2 février chez Deutsche Grammophon.

Prokofiev par Lisa Batiashvili

"Lorsqu’on avait demandé à Edmund Hillary, premier alpiniste à avoir gravi l’Everest, quelle impérieuse nécessité lui faisait escalader des sommets vertigineux et dangereux, sa réponse avait été laconique : « Leur présence. » Bien des musiciens s’exprimerait de manière tout aussi laconique s’ils devaient expliquer ce qui les pousse à se tourner vers tel compositeur ou telle œuvre. Lisa Batiashvili, elle, a des raisons bien précises de jouer Prokofiev. « Le Concerto pour violon en ré majeur est la première œuvre que j’ai travaillée avec Mark Lubotsky, mon professeur à Hambourg, après avoir émigré en Allemagne en 1991 avec ma famille », raconte la violoniste originaire de Tbilissi, la capitale géorgienne, où elle a grandi. « J’avais treize ans en arrivant à Hambourg. Lubotsky, un Russe ancien élève du grand David Oïstrakh, avait un rapport très intime avec cette musique. Pour moi, par contre, ce n’était pas du tout facile au début de saisir le côté théâtral du concerto, ses grands gestes. Je n’ai cependant pas tardé à aimer cette partition, je l’ai jouée en plusieurs occasions importantes et elle est devenue une des œuvres centrales de mon répertoire. »

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Les deux concertos pour violon de Prokofiev se ressemblent fortement par leur coupe classique. Ils sont l’un comme l’autre en trois mouvements et frappent par leur orchestration transparente, mais extrêmement colorée, une profusion d’idées marquantes et un caractère vif. « Le jeune Prokofiev est déjà incroyablement proche du théâtre et du ballet. Sa facilité à refléter chaque affect, chaque situation avec les moyens les plus simples et les thèmes les plus beaux me fascine », confie la violoniste.

Des parallèles sont d’ailleurs manifestes entre le ballet Roméo et Juliette et le Deuxième Concerto pour violon, presque contemporain, sans que l’on puisse parler pour autant d’emprunts textuels. « Dans les trois extraits de célèbres partitions scéniques que je présente ici, le violon adopte des rôles très divers. Avec chacun d’eux, on constate cependant que Prokofiev est capable de produire un “tube” de haut niveau. » La nerveuse Marche de L’Amour des trois oranges (1921) compte parmi ses pièces les plus inspirées.

La « Danse des chevaliers » de Roméo et Juliette, tirée de la scène de ballet du premier acte, n’a quant à elle pas seulement inspiré des groupes rock hardcore, son caractère sombre et dévastateur a aussi servi en 1990 à illustrer avec éloquence la célèbre publicité d’Égoïste de Chanel. À l’inverse, la fragile beauté de la Grande Valse de Cendrillon montre avec quelle empathie le compositeur s’entend à exprimer en musique la souffrance et l’espérance de la jeune héroïne.

Prokofiev n’est pas seulement éloquent, il réunit l’« Est » et l’« Ouest » de manière particulièrement plastique, selon la violoniste, et les fond l’un dans l’autre. Ceci est sensible notamment dans le Premier Concerto pour violon où un lyrisme rêveur – magie sonore d’un grand raffinement harmonique qui rappelle Ravel – s’oppose à des passages impulsifs et énergiques. On pourra s’étonner que l’histoire tragique du début du XXe siècle n’ait pratiquement pas laissé de traces dans ces concertos de Prokofiev, surtout quand on les compare avec la production de Chostakovitch. Pour autant, ils sont, chacun à leur manière, liés à des moments charnière dans la vie du compositeur.

C’est durant les troubles de la Révolution de 1917 que Prokofiev termine son Premier Concerto pour violon – bien à l’abri, il est vrai, dans le splendide isolement de la ville d’eau de Kislovodsk, dans le Caucase. Alors dans l’une des phases les plus productives de sa vie, il s’exilera quelques mois plus tard en Amérique, puis en Europe de l’Ouest. Le Concerto en sol mineur, de 1935, se situe à l’inverse juste avant son retour définitif en Union soviétique. Les raisons de son retour à Moscou, alors qu’il est désormais sollicité dans le monde entier, sont multiples. Un facteur déterminant est probablement la crise économique qui compromet sa carrière en Occident. Le fait est cependant qu’il se jette dans les griffes de la censure soviétique juste au moment où la terreur stalinienne s’approche de ses sommets. Dans un premier temps, il n’a pas à craindre le reproche habituel de « formalisme » : sa « nouvelle simplicité » garde un lien évident avec la tradition, notamment dans une écriture contrapuntique presque digne des maîtres anciens. Toutefois, un ton un peu impersonnel, presque glacial s’est glissé dans sa musique, on ne peut pas ne pas l’entendre.

Avec Yannick Nézet-Séguin et l’ Orchestre de chambre d’Europe, Lisa Batiashvili dispose de partenaires dont elle se sent proche depuis longtemps. Elle a donné des concerts remarquables ces dernières années sous la direction du chef franco-canadien avec lequel la musique s’épanouit de manière « si organique et touchante » que l’on a l’impression de voir une loi naturelle à l’œuvre, s’enthousiasme-t-elle. Le public d’aujourd’hui n’a peut-être pas besoin de « sensations toujours plus extrêmes, de contrastes encore plus grands », car cela risquerait de torpiller le flux naturel de l’interprétation, ajoute-t-elle. L’Orchestre de chambre d’Europe a de toute façon toujours gardé ses distances avec ce genre de maniérismes. Lisa Batiashvili connaît cette phalange de musiciens de haut niveau depuis l’époque où son époux, le hautboïste François Leleux, y était soliste. « Nombreuses sont les fortes personnalités, dans cet orchestre, et leur apport personnel est énorme. Et pourtant ces instrumentistes sont parfaitement coordonnés et forment un collectif extrêmement homogène », dit-elle admirative.

Un petit morceau d’Europe idéale, si l’on veut. Quant à Lisa Batiashvili, elle considère que c’est une grande chance de ne pas avoir besoin de se décider entre deux styles de vie différents, comme Prokofiev fut obligé de le faire, de pouvoir vivre à Munich et rentrer quand elle veut dans sa Géorgie natale et y donner des concerts. L’opposition entre deux systèmes, deux blocs incompatibles semble enfin dépassée. Que personne ne dise qu’il n’y a pas de progrès dans l’Histoire..."

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