Femmes et musique classique : les 5 questions qui fâchent
Par Aliette de LaleuLa musique classique est-elle sexiste ? Les instruments ont-ils un genre ? Pourquoi joue-t-on si peu d’œuvres de compositrices ? Les questions autour de la place des femmes dans la musique classique sont nombreuses... et sensibles.
Qu’elles soient étudiantes, musiciennes, chefs d’orchestres ou directrices de conservatoire, les femmes dans la musique classique peuvent toutes témoigner avoir subi certaines inégalités ou réflexions déplacées.
Dans cet univers, considéré comme très conservateur sur la place de la femme, les changements sont très lents. La représentation des femmes est encore très faible, notamment dans les postes exposés comme chef d'orchestre ou soliste, mais aussi dans les conseils d'administration (CA). Une bonne élève sort du lot : la Philharmonie de Paris, qui a nommé, jeudi 24 mars 2016, Patricia Barbizet présidente de son conseil. Un pas en avant vers l'objectif de la loi parité (définie en 2011) qui exige 40% de femmes dans les CA de certains établissements publics.
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Mais la féminisation dans les postes de direction se fait encore attendre. En 2016, 89% des institutions musicales et 96% des maisons d'opéra sont dirigées par des hommes, selon les chiffres du ministère de la culture. Que pensent les femmes de cette situtation ? A travers cinq grandes questions qui fâchent, les musiciennes, chefs d'orchestre, étudiantes ou directrices d'établissements dressent un bilan de la place des femmes dans la musique classique en 2016.
1- La musique classique est-elle sexiste ?
« Il m’est déjà arrivé trois fois d’avoir explicitement été refusée de diriger un orchestre car j’étais une femme », témoigne la jeune chef Marie Jacquot, 26 ans. On pensait qu’il était loin le temps où les femmes étaient exclues des orchestres. Mais certains témoignages prouvent que la musique classique suit une évolution très lente, voire stagnante, sur la question de l’égalité hommes/femmes.
« Je me souviens d’un violon solo qui me racontait qu’il n’y avait aucun problème avec les femmes en prenant pour exemple l’arrivée de la nouvelle assistante chef d’orchestre “formidable” d’après tout l’orchestre », raconte la chef d’orchestre française Claire Gibault. Cette anecdote montre à quel point l’arrivée des femmes est tolérée, tant qu’elles ne prennent pas trop de place. Une assistante chef d’orchestre c’est bien, une chef d’orchestre, ça ne passe pas à tous les coups.
Dans le domaine de la musique classique, le sexisme à l’embauche peut intervenir à partir du moment où l’accès au poste ne se fait pas sur concours. Ainsi, une chef d’orchestre française se souvient d’une réflexion qui l’a beaucoup marquée : « C’était pour un poste dans un orchestre de région. Le directeur me reçoit et me dit : “Je n’engage pas les gens sur leur bonne tête” après trois quart d’heure d’entretien. »
Outre ces quelques exemples frappants, la plupart des femmes interrogées ne souffrent pas de sexisme au quotidien, et lorsqu’elles y sont confrontées, les réflexions viennent souvent de la “vieille génération”. Une super-soliste se souvient d’une mauvaise expérience avec un chef hongrois de 70 ans : « Il n’arrêtait pas de faire des blagues dégueulasses et sexistes pendant les répétitions. Mais c’était un grand musicien, c’est pour cela que l’on ne s’est pas beaucoup plaint à l’administration ». Elle confie qu’une fois elle a réussi à lui faire une réflexion en aparté car « il était allé trop loin ».
Ce genre d’expérience arrive souvent dans les orchestres. En témoigne le récit d’une autre musicienne qui raconte la collaboration avec un chef âgé : « Il arrivait tous les jours en saluant l’orchestre par un “Bonjour messieurs”, alors que la moitié des musiciens étaient des musiciennes ». La meilleure arme pour ces mauvaises expériences ? D’après cette musicienne c’est l’unité de l’orchestre : « Ça nous fait rire. C’est tellement gros qu’on a l’impression d’un retour en arrière absurde. Et quand ça arrive, les collègues, femmes et hommes confondus, nous soutiennent. »
2- Les femmes sont-elles discriminées au conservatoire ?
Il semblerait que les conservatoires font tout pour ne pas créer de différence entre les hommes et les femmes. Mais dans un milieu où les inégalités sont tant marquées, ces institutions pourraient jouer un rôle plus important.
« Lors de mon premier concours d’entrée au CNSM [Conservatoire national supérieur de musique] en section cuivres, l’un des membres du jury m’a dit : C’est pas mal pour une fille, mais il faudrait réfléchir à un autre instrument” », témoigne une jeune instrumentiste. L’accès au conservatoire se fait sur concours. La parité dans les jurys ne s’applique pas encore partout, selon les catégories d’instruments ou la disponibilité des professionnels.
« Dans mon conservatoire, je tente de mettre au moins un homme et une femme dans les jurys», rappelle Isabelle Ramona, directrice du conservatoire du 18ème arrondissement. Même combat du côté du CNSM de Paris qui tente de laisser au moins une place pour une femme parmi les jurés.
Une fois le concours passé, ce sont les professeurs qui donnent l’exemplarité et représentent un certain modèle professionnel. « Les élèves sont le reflet des professeurs donc si une femme donne des cours, ça va aider à la représentation de l’instrument », explique une élève en cuivres. Du côté des futur(e)s chefs d’orchestre, même problème. « Les professeurs de direction d’orchestre sont en majorité des hommes, et même si certains sont bienveillants, d’autres voient les femmes chefs d’orchestre comme une curiosité », atteste la chef française Claire Gibault.
Pour lutter contre les stéréotypes, les conservatoires mettent en place des actions de sensibilisation auprès des enfants, « au moment où les jeunes n’ont pas encore d’a priori », selon Isabelle Ramona. Une technique qui varie suivant les établissements mais qui souvent tourne autour du même principe : présenter les instruments et les métiers sans distinction pour mieux donner envie.
Mais certains clichés ont la vie dure : « Au niveau des chefs de choeurs on constate que souvent les femmes font ça pour se diriger vers l’enseignement tandis que les hommes veulent ensuite devenir chefs d’orchestre », témoigne Isabelle Ramona.
3- Les instruments ont-ils un genre ?
Dans l’imaginaire collectif, certains instruments sont genrés. Comme la harpe et la flûte pour les filles et les cuivres pour les hommes. Pourtant, si l’on remonte au XIXème siècle, les femmes ne sont ni flûtistes ni harpistes : elles jouent du piano. Les instruments à vent ne sont pas assez élégants car ils déformeraient la bouche, et la harpe ou le violoncelle exigent d’écarter les jambes, ce qui était indécent pour l’époque. Ainsi, la “féminisation” de certains instruments est arrivé plus tard, sans véritable explication.
Comme pour les chefs d’orchestre, le choix d’un instrument intervient souvent très tôt chez l’enfant. Les musiciennes interrogées ont toutes eu un coup de cœur pour le son ou pour l’instrument. « Quand j’avais 5 ans, je suis allée écouter des jeunes musiciens. Il y a avait une petite fille qui jouait du cor. Je trouvais l’instrument très beau et j’ai voulu en jouer », se remémore Marianne Tilquin, corniste à l’orchestre national d'Île-de-France.
Hélène Escriva, euphoniumiste, s’est décidée quand elle avait 3 ans : « Je suis allée écouter un quintette de cuivres et un homme très imposant jouait du tuba. A partir de ce moment, j’ai voulu jouer de cet instrument. Mais comme je mesure 1m50, je me suis arrêtée à l’euphonium ». Pour elle, c’est très important de faire découvrir les instruments dès le plus jeune âge : « Les enfants s’identifient beaucoup. Souvent quand on leur présente nos instruments, ce sont les parents les plus réticents : ils disent que c’est pour les filles ou les garçons ».
En 2016, une femme parmi les cuivres continue d’intriguer, « notamment les non musiciens, les remarques viennent souvent d’eux, ils sont surpris », souligne Marianne Tilquin. L’euphoniumiste Hélène Escriva confirme : « Quelqu’un m’a déjà dit : “Quand on fait cette taille c’est une question de morphologie, on ne peut pas jouer de cet instrument”. Avant je le prenais mal, maintenant j’en ris ».
Mais parfois, ce sont les professeurs qui ne donnent pas le bon exemple comme le remarque une contrebassiste d’orchestre : « Mon prof me disait que je devrais m’attendre à tout en tant que fille de petite taille, que je n’allais sûrement pas avoir assez de son et que je devais donner plus que quelqu’un de grand et costaud. Je me suis dit : “ Je suis une fille, il faut que je donne plus” ».
Plus que les réflexions qui viennent parfois de la curiosité ou de la surprise. Ces instrumentistes souffrent du manque de représentation par les femmes de leurs instruments. « Les femmes premiers cors se comptent sur les doigts de la main en France », souligne Marianne Tilquin. Les solistes et les professeurs femmes manquent en effet à l’appel. Mais c’est aussi le cas pour les instruments qui ne sont pas forcément identifiés comme “masculins”.
Angélique Mauillon est harpiste, et vit dans un monde de musiciennes : « J’ai commencé la harpe après en avoir vu une à la télévision. J’aimais le côté imposant de cet instrument. Ce n’est que par la suite que j’ai réalisé qu’il n’y avait que des filles. Je crois qu’il n’y a que 2% d’hommes dans ce milieu ». Seulement cette grande affluence de femmes n’est pas représentée au sein des orchestres où « les solistes sont souvent des hommes », précise la harpiste.
4- Quelle place pour les femmes dans les orchestres ?
Les musiciennes se sont plus rapidement fait une place dans le monde de la musique classique, notamment au seins des orchestres. Aujourd’hui autour des pupitres français, les instrumentistes se côtoient sans distinction de sexes. Une évolution encourageante si l’on regarde un siècle auparavant. En 1906 par exemple, la harpiste Lily Laskine est restée “remplaçante titulaire” à l’orchestre de l’Opéra de Paris pendant 30 ans…
« C’est toujours difficile à dire s’il existe une forme de sexisme dans la musique classique car parfois des personnes vous mettent des bâtons dans les roue, mais on ne peut pas savoir si c’est parce que nous sommes des femmes », avance la violoniste super-soliste Ann-Estelle Médouze. « Parfois il arrive que des remarques un peu désagréables fusent, mais elles viennent surtout des générations plus âgées, ou d’hommes vulgaires qui font des blagues sexistes “pour rigoler” ».
Les remarques déplacées existent encore dans les orchestres, mais comme elles pourraient exister dans n’importe quel milieu professionnel. Les musiciennes peuvent davantage souffrir de sous-entendus après l’obtention de certains postes prestigieux, mais c’est plutôt rare. « Je n’ai pas ressenti de machisme ou de misogynie par rapport au fait que je sois une femme et que je sois arrivée assez rapidement à mon poste de chef d’attaque », témoigne Audrey Loupy, violoniste à l’orchestre du capitole de Toulouse.
Pour la musicologue Florence Launay l’intégration dans l’orchestre est plus facile car c’est un endroit où il existe une « dynamique de groupe ». Ainsi les musiciennes peuvent se soutenir et ne se sentent pas exclues puisqu’elles ne sont pas seules. Elles sont même parfois plus nombreuses que les hommes.
Dans cet élan d’optimisme, un détail cloche : où sont les femmes solistes ? Sur 326 solistes instrumentistes, 92 sont des femmes, soit une proportion de 28% selon les chiffres de la SACD qui analysent les grands orchestres français. « Je pense que la difficulté des femmes dans l’orchestre pour tenter des postes de solistes, c’est que peu de femmes veulent des responsabilités », suggère Camille Vasseur, jeune violoniste.
Sachant que les concours se font souvent derrière un paravent pour éviter toute forme de discrimination, peut-être que les femmes sont moins nombreuses à candidater aux postes de solistes. Interrogée sur ce sujet dans la matinale de France Musique, la sociologue Hyacinthe Ravet a expliqué : « Les différences sexuées en matière d’ambition et d’assurance se construisent au gré de l’éducation et de la socialisation. Ainsi, le fait d’être socialement plutôt moins bien préparé à la compétition se trouve intériorisé par les musiciennes comme étant lié à leur nature ».
La société ne pousserait pas les femmes à concourir. Le problème du faible nombre de femmes solistes ne serait donc pas propre à la musique classique, mais plutôt à la société française.
5- Pourquoi joue-t-on si peu d’oeuvres de compositrices ?
« Il fut un temps où je croyais posséder le talent de la création, mais je suis complètement revenue de cette idée, une femme ne doit pas prétendre composer - aucune n’a encore pu le faire et cela devrait être mon lot ? Ce serait une arrogance que seul mon père autrefois m’a donné », écrit Clara Schumann, en 1839 dans son journal.
Quelques années après ces lignes, en 1870, la première classe de composition accessible aux femmes ouvre ses portes. Mais que reste-t-il des compositrices du passé ? « Elles ont toujours existé mais à chaque fois on les considère comme des pionnières car on oublie les précédentes. Les compositrices ont toujours été effacées de l’histoire », analyse Sophie Lacaze, compositrice indépendante. D’ailleurs la plupart des salles de conservatoires sont nommées d’après des noms de compositeurs, pas de compositrices.
Aujourd’hui encore, seules 4% des oeuvres écrites par des femmes sont programmées dans les concerts, opéras ou festivals. « Il n’existe pas assez de références pour les compositrices », continue Sophie Lacaze, « donc pour les programmer ou simplement en parler, cela demande beaucoup plus de travail qu’avec les oeuvres composées par des hommes ».
Florence Launay s’est penchée sur la question des femmes compositrices : « Quand j’ai débuté ma thèse dans les années 90 on me répétait que je ne trouverais rien. On me regardait avec pitié avec mon sujet », avoue la spécialiste. Mais depuis, une poignée de chercheuses continue de déterrer les oeuvres composées par des femmes. Un travail lourd et précieux qui pourrait permettre aux futures compositrices de s’imposer davantage dans ce milieu encore très masculin.
« Pour les compositrices contemporaines le problème est différent », explique Florence Launay. « Elles sont peu nombreuses et la musique contemporaine est moins jouée, donc les places sont très chères…» L’autre problème, que souligne Sophie Lacaze, vient des réseaux français de compositeurs auxquels pour le moment, aucune femme n’appartient : « Il faut avoir le bon diplôme (le CNSM) et faire partie d’un réseau (comme l’Ircam) or la plupart des compositrices sont indépendantes ».
Alors quel avenir pour les jeunes compositrices ? Sophie Lacaze reste optimiste pour la nouvelle génération : « Une femme doit travailler plus pour être au même niveau que les hommes [dans le monde du travail et de la composition en particulier ndlr] ce qui donne une esthétique particulière à sa musique et peut en faire une force».
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