
Les œuvres de l'écrivain et mélomane Haruki Murakami abondent de références musicales. Celles-ci sont bien plus importantes qu'elles n'ont l'air, car sans musique, ses histoires seraient inachevées, ses personnages privés de liens, de confort et de nostalgie.
À Tokyo, au sein du campus de l’université de Waseda à Tokyo, vient d’ouvrir en octobre une bibliothèque dédiée à l’œuvre du célèbre romancier japonais Haruki Murakami. À l’intérieur, on y trouve chacun des romans et nouvelles de l'écrivain à la plume tantôt absurde tantôt tragique, dont les œuvres sont de véritables études de la solitude, de la nostalgie et de l’échec.
Mais la bibliothèque contient également de nombreux vinyles et albums de musique, d’une importance majeure dans la vie et l’œuvre de l’auteur. En effet, on discerne dans chacun des livres de Murakami de nombreuses références aux passions de l'écrivain, dont notamment les chats, le whisky et le baseball. Mais plus que toute autre influence, c‘est la musique qui fascine l’auteur.
Haruki Murakami n’est pas un mélomane ordinaire. Avant de se lancer dans la littérature, il s’adonne d’abord pleinement à sa première et plus grande passion : la musique, et surtout le jazz. À peine diplômé de l’université de Waseda, il décide en 1974 d’ouvrir son propre jazz bar à Tokyo, le « Peter Cat », situé à la sortie de la station de métro Kokubunji, dans le quartier de Shibuya. Pendant sept ans, il s'occupe non seulement de la logistique du bar mais surtout de la programmation musicale de l’établissement.
Et si l’écrivain en herbe décide après sept ans de quitter son jazz bar et de se lancer dans la rédaction de son premier roman, Écoute le chant du vent, il n’abandonne pas pour autant le monde de la musique.
La musique, passion indélébile
La nouvelle The Girl from the Ipanema 1963/1982 (1982) détaille les réflexions d'un narrateur anonyme alors plongé dans la chanson d’Antônio Carlos Jobim et de Vinícius de Moraes, se terminant par une rencontre métaphysique avec la fille du morceau. Danse, Danse, Danse (1988) fait référence à la chanson éponyme de 1957 du groupe The Dells et le roman South of the Border, West of the Sun (1999) reprend le titre de la chanson éponyme de Jimmy Kennedy et Michael Carr.
On trouve également plusieurs références à la musique classique, notamment dans les titres des trois parties du roman Chroniques de l’oiseau à ressort : La Pie voleuse (de l’opéra de Rossini), L’Oiseau-prophète (des Waldszenen de Schumann) et L’oiseleur (de La Flûte enchantée de Mozart). Plus récemment, le dernier roman de Murakami, Le Meurtre du Commandeur, fait allusion au personnage du Commandeur de l’opéra Don Giovanni de Mozart. Preuve de sa passion pour la musique, Murakami publie même en 2011 une série de conversations avec son ami le célèbre chef d’orchestre japonais Seiji Ozawa.
Mais l’œuvre de Murakami n’est pas seulement remplie de références à la musique. Son style d’écriture lui-même est influencé par la musique : l’auteur ne travaille presque jamais sans écouter l’un de ses 10,000 albums vinyles.
« Je n'ai jamais appris à écrire, et je n'ai jamais vraiment étudié l'écriture. Donc, si vous me demandez où j'ai appris à écrire, ma réponse est dans la musique. Plutôt que d'apprendre une technique de quelqu'un, j'ai pris conscience des rythmes musicaux, de l'harmonie et de l'improvisation. Si vous pensez que mes livres sont faciles à lire, peut-être avons-nous quelque chose en commun musicalement », confie l’auteur dans un épisode de son émission Murakami Radio, lors de laquelle il diffuse ses morceaux de musique préférés.
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Pour Murakami, la littérature et la musique ne sont ainsi que deux variantes de la même volonté d'expression, nécessitant une intelligence rythmique et la maitrise du phrasé. Il retient même de sa passion pour le jazz l’art de l’improvisation et de se laisser guider par sa créativité. En effet, Haruki Murakami avoue qu’il ne sait jamais comment se terminera l’œuvre sur laquelle il travaille !
Ses romans prennent parfois la même structure que certaines œuvres musicales, tels les deux premiers volumes de 1Q84, structurés de la même façon que le Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach : deux volumes, chacun divisé en 24 « chapitres », alternant entre le majeur (le personnage d'Aomame) et le mineur (le personne de Tengo). Le troisième volume, quant à lui, représente les Variations Goldberg.
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La mémoire à travers la musique
Intrinsèquement liée à la narration, la musique est ainsi indissociable de l’œuvre d’Haruki Murakami. Les nombreuses références musicales servent bien sûr à faire avancer l’intrigue de l’histoire, mais tissent également un lien vers la réalité pour le lecteur : dans les mondes souvent absurdes, surréalistes et imprévisibles de Murakami, un lien par la musique sert à nous rappeler un univers qui nous est familier, une forme de réalité alors que l’on s’éloigne progressivement du monde que l’on connait.
Mais la musique tresse également, et surtout, des liens entre les protagonistes. C’est souvent accompagnée de musique que s’articule l’intrigue des histoires de Murakami, où s’exprime l’émotion d’un des protagonistes aux moments décisifs. La musique sert souvent de lien vers le passé, ou vers une personne éloignée, physiquement ou émotionnellement.
L'un des premiers romans de Murakami, La Fin des temps (1985), révèle déjà l'importance de la musique aux yeux de l'auteur. À la fin du monde, la mémoire de l'homme qui lit les rêves est presque vide, capable seulement de se souvenir d'une chanson, Danny Boy. Celle-ci est l’unique preuve qu'il a existé dans un autre monde, et la mélodie devient un pont, le reliant de nouveau à ce monde. Ses souvenirs refont surface, tout cela grâce au pouvoir de la musique.
L'une des idées centrales du roman Kafka sur le rivage (2002) est le pouvoir et la beauté de la musique en tant que moyen de communication et de liaison, capable d’évoquer les souvenirs d’une relation distante. La chanson fictive du roman, « Kafka sur le rivage », interpelle le protagoniste, Kafka. Elle lui rappelle une époque oubliée de sa vie. Il décide d’entamer une relation avec l’interprète de la chanson, Miss Saeki, elle-même rendue nostalgique par la chanson d’une ancienne histoire d’amour.
Le roman L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (2013) porte une référence évidente aux Années de pèlerinage pour piano de Franz Liszt. La musique de ce dernier est non seulement un lien métaphorique entre les protagonistes, qui l'écoutent ensemble, mais sert également de lien physique lorsque ces derniers partagent l’enregistrement des Années de pèlerinage de Lazar Berhman.
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Mais quand Tsukuru est inexplicablement évincé de son groupe d’amis, il se retrouve seul avec ses souvenirs. Il passe son temps à se remémorer des journées passées à écouter son ami Shiro interpréter Le Mal du Pays de Liszt, son seul lien avec ses amis perdus : «Tsukuru aimait cette musique, car elle le reliait à Haida et à Shiro. C'était la veine qui reliait ces trois êtres dispersés. Une veine fragile et fine, mais qui était encore parcourue de sang rouge vivant. Le pouvoir de la musique a rendu cela possible. Chaque fois qu'il écoutait cette musique, en particulier Le mal du pays, des souvenirs vivaces des deux l'envahissaient. »
Plus récemment, le célèbre triptyque 1Q84 met en avant dès sa première page la Sinfonietta de Leoš Janáček, œuvre peu connue du compositeur tchécoslovaque. Elle apparait à plusieurs reprises tel un thème récurrent au cours du roman, reliant les deux protagonistes dans un monde inconnu. L’engouement de la protagoniste pour l’œuvre se traduira également de manière concrète : suite au succès fulgurant du roman, l’enregistrement de la Sinfonietta de Janáček se vend à autant d’exemplaires, lors de la première semaine de la sortie de 1Q84, que dans les 20 années ayant suivi le premier enregistrement.
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Un langage universel
Inutile de souligner que les romans d’un auteur japonais sont difficilement accessibles aux lecteurs à l’international. La traduction permet de retranscrire les histoires dans de nouvelles langues, mais les idées et les constructions littéraires uniques à la langue d’origine sont souvent impossibles à exprimer dans une autre langue, ainsi perdues à jamais dans la traduction. Mais la musique, quant à elle, est un langage universel. Son sens n'est jamais perdu, et permet ainsi de retenir l’essentiel de l’idée exprimée par l’auteur.
En accordant à la musique une place aussi importante, Murakami permet à son histoire de se faire entendre et comprendre peu importe la langue de publication : les sentiments évoqués par la musique sont figés et intelligibles par chaque lecteur.
Les nombreuses références musicales ne sont pas pour Murakami qu'un moyen d’exhiber sa passion, mais servent ainsi une réelle fonction littéraire et narrative. La musique fait de Murakami l'auteur unique qu'il est aujourd'hui. Sans sa passion pour la musique, il ne serait pas l’écrivain au style aussi distinct et unique mondialement reconnu. Sans musique, ses histoires seraient inachevées, ses personnages privés de liens, de confort et de nostalgie.