La séquence des perles et des inédits ressortis de l’oubli. Cette semaine, la publication chez Fondamenta, dans la série The Lost Recordings du concert inédit de Stan Getz invitant Astrud Gilberto. « Live at The Berlin Jazz Festival, 1966 ».
L'album « Getz/Gilberto » de 1964 fait sensation à l'époque : la fusion ultime entre jazz et bossa nova. En 1966, le Stan Getz Quartet et Astrud Gilberto donnent un concert inoubliable au Festival de Jazz de Berlin. Les bandes de ce concert ont été retrouvées dans les archives de la radio de Berlin. Cet album est une première mondiale de versions live inédites des morceaux de l'album légendaire.
Les notes de pochette sont signées Stéphane Olivier :
« Même s’ils ne constituent au final qu’une parenthèse enchantée dans sa longue et riche carrière, les quelques albums que le saxophoniste ténor Stan Getz aura consacrés, entre 1962 et 1965, à explorer et acclimater aux oreilles occidentales les séductions de la musique brésilienne, continuent aujourd’hui encore de lui assurer une renommée internationale dépassant de très loin la simple sphère du jazz.
Il faut dire que dès sa première tentative en ce domaine, le bien nommé “Jazz Samba”, les affinités électives entre Getz et le Brésil se révélèrent avec éclat. Dans ce disque inaugural enregistré en avril 1962 et concocté en collaboration avec le guitariste Charlie Byrd, qui le premier succomba aux charmes de la bossa nova et la fit découvrir aux USA, Getz, engageant les volutes sensuelles et évanescentes de son saxophone dans les méandres rythmiques et mélodiques de chansons signées Tom Jobim (Desafinado) ou Baden Powell (Samba Triste), éblouit d’aisance, de “naturel” et d’intelligence musicale. Trouvant d’emblée la juste distance avec ce langage neuf, à la fois étranger et curieusement familier, le saxophoniste, avec sa sonorité suave et envoûtante, sa façon nonchalante et détachée de se poser sur le rythme, son imagination mélodique débordante en arabesques légères, se découvre plus Brésilien que nature et, sondant au plus intime les correspondances entre jazz cool et bossa nova, invente littéralement un nouveau style, ouvrant le champ aux métissages les plus divers entre jazz et rythmes brésiliens.
Le succès public de l’album fut tel que la maison de disque Verve poussa le saxophoniste à surfer sur cette “nouvelle vague” et, l’invita à mettre momentanément en pause tous ses autres projets, pour continuer d’explorer les moindres facettes de ce nouvel idiome délicieusement hybride à travers une série de rencontres et de collaborations. Pas moins de quatre albums se verront ainsi mis en chantier en l’espace de quelques mois, offrant à Getz l’opportunité de poser définitivement sa griffe sur ces rythmes et harmonies venues d’Amérique du Sud et de toucher un nouveau public.
A peine quelques mois plus tard, c’est avec toujours la même intrépidité que le saxophoniste s’associe cette fois à Gary McFarland, jeune chef d’orchestre prometteur et arrangeur subtilement moderniste, pour plonger sa sonorité de velours et la suavité de ses phrases enchanteresses dans la luxuriance de textures orchestrales aussi complexes que foisonnantes.
Si Getz dans “Big Band Bossa Nova” donne toujours cette même impression d’aisance et de décontraction suprême dans sa façon d’aborder ce répertoire et ces rythmes nouveaux, les audaces formelles dans lesquelles McFarland engage son vaste ensemble composé de musiciens de jazz aussi prestigieux que Bob Brookmeyer, Jim Hall, Hank Jones ou Clark Terry, introduisent dans le bel équilibre de subtiles tensions qui ne sont pas le moindre des charmes de ce disque où la pureté mélodique des thèmes se trouve comme constamment “menacée” par la sophistication des arrangements.
Renouant avec une configuration orchestrale réduite plus conforme aux standards de la bossa, “Jazz Samba Encore”, enregistré en février 1963, pousse un peu plus loin encore la fusion entre les deux mondes en présentant Getz entouré majoritairement de musiciens brésiliens, parmi lesquels la chanteuse Maria Toledo. Co-signé avec Luiz Bonfá, guitariste et compositeur parmi les pionniers de la bossa nova, mondialement célèbre depuis sa participation en 1959 à la B.O. du film de Marcel Camus “Orfeu Negro”, ce disque offre à Stan Getz l’occasion de sonder toujours plus avant les subtilités, notamment rythmiques, de la musique populaire brésilienne.
Sur des chansons à la fois sensualistes et mélancoliques, principalement composées par Bonfá et Jobim (présent sur un titre, Insentatez), le saxophoniste y donne la pleine mesure de son sens du swing et prouve une fois encore sa totale symbiose esthétique et émotionnelle avec ses partenaires sud-américains. Trois semaines seulement après cet enregistrement, c’est aux côtés d’un autre guitariste brésilien, Laurindo Almeida, que Stan Getz, aiguillonné par le producteur Creed Taylor, se retrouve une fois encore en studio pour un nouveau dialogue interculturel.
Accompagnés d’un groupe mixte, mêlant habilement musiciens de jazz américains (Steve Kuhn au piano, George Duvivier à la contrebasse) et batteurs et percussionnistes brésiliens (Luis Parga, Jose Paulo, Edison Machado…), les deux hommes, dans des registres très différents (Almeida, dans une forme de classicisme, demeurant au plus près du rythme et de la mélodie pour mieux laisser Getz, en totale liberté, multiplier les ornementations en improvisations efflorescentes), offrent une nouvelle preuve de la complémentarité entre les deux univers.
Mais c’est incontestablement l’album “Getz/Gilberto”, enregistré en même temps que “Stan Getz with Guest Artist Laurin Almeida” mais publié un an plus tard en mars 1964, qui alors fait sensation et s’impose immédiatement pour le public de l’époque comme la célébration ultime des noces entre jazz et bossa nova. Au sein d’une petite formation où brille tout du long d’un éclat paradoxal le piano économe et en demiteinte de Tom Jobim, invité exceptionnel et principal pourvoyeur des thèmes de la séance, Stan Getz et Joao Gilberto, guitariste, chanteur et compositeur aux origines-même de la grammaire de la bossa nova, signent un authentique chef-d’œuvre de sensibilité et d’alchimie musicale.
Si jamais jusqu’alors, le lyrisme solaire de Getz n’était entré comme dans ces plages dans une telle osmose avec la nonchalance mélancolique de l’âme brésilienne, c’est l’apparition sur deux morceaux (Corvocado mais surtout Girl from Ipanema) de la voix fragile et délicieusement mutine d’Astrud Gilberto qui, charriant sans en avoir l’air un mélange irrésistible d’innocence et d’ineffable nostalgie, finit de faire chavirer les cœurs — propulsant l’album en tête des ventes partout sur la planète, au firmament des charts cross-over et dans la légende du jazz.
Ce moment de grâce en forme d’apothéose ne sera jamais plus retrouvé et si Verve publiera encore deux autres disques — “Getz au Gogo” et “Getz/Gilberto ≠2”, regroupant des extraits de concerts donnés par Getz, à Greenwich Village en août 1964 dans l’antre du café Au Go Go en compagnie d’Astrud Gilberto, et au Carnegie Hall de New York en octobre de cette même année avec toujours Astrud mais aussi son mari Joao pour quelques chansons, un terme est définitivement mis à leur association — la vague brésilienne tendra dès lors à s’estomper, laissant le saxophoniste reprendre le cours normal de sa vie de jazzman et la jeune chanteuse lancer définitivement sa carrière d’icône pop…
C’est dans la continuité de cette histoire, mais aussi, on le voit, en quelque sorte à contretemps, que se situe le concert donné par le quartet de Stan Getz accompagné d’Astrud Gilberto le 4 novembre 1966 à la Philharmonie de Berlin dans le cadre du Berliner Jazztage. En ces années folles où tout se précipite, les choses ont en effet bien changé dans la vie comme dans la carrière des deux principaux protagonistes qui, après une idylle passagère, ont chacun repris leur indépendance tant personnelle qu’artistique.
Si Astrud Gilberto vit alors l’apogée de sa notoriété après que Verve ait publié une série de disques déclinant les séductions vénéneuses d’une easy listening acidulée mêlant jazz cool, pop sentimentale et grooves brésiliens languides, Stan Getz, lui, a engagé un retour remarqué au jazz, retrouvant l’arrangeur Eddie Sauter pour la B.O du film d’Arthur Penn “Mickey One”, mais surtout dénichant dans la personne d’un tout jeune vibraphoniste d’à peine 20 ans, Gary Burton, l’interlocuteur idéal avec qui constituer un nouveau quartet régulier (avec Gene Cherico à la contrebasse et Joe Hunt à la batterie) ouvert à de nouvelles sonorités et de nouveaux territoires harmoniques.
Dès 1964 et le moment de sa constitution, Getz amena en studio ce nouveau quartet mais le label Verve, soucieux de promouvoir la vogue brésilienne en cours, retint les bandes, considérées comme trop spécifiquement jazz, qui ne parurent finalement que 30 ans plus tard sous le titre “Nobody Else But Me”. On trouve néanmoins trace de la naissance de cet orchestre et de l’originalité de son univers sonore dans le disque “Getz Au Go Go” précédemment évoqué, où servant d’écrin luxuriant à la voix diaphane d’Astrud Gilberto, la complicité entre Getz et Burton fait merveille…
A l’époque de ce récital berlinois, après deux années d’intense collaboration, l’association Getz-Burton touche à sa fin et le quartet d’origine a considérablement évolué, présentant une autre section rythmique constituée de Steve Swallow à la contrebasse (ici remplacé par Chuck Israels) et du grand Roy Haynes à la batterie.
Toute la première partie du concert, exclusivement constituée de pièces en quartet, donne à entendre l’extraordinaire cohésion organique atteinte alors par cette formation, le saxophoniste trouvant dans la sophistication des voicings offerts par le vibraphoniste un richissime terreau harmonique sur quoi faire fleurir son imagination mélodique intarissable en improvisations aussi légères et volubiles dans leurs développements qu’intenses et concentrées d’un point de vue émotionnel.
Magnifiquement agencé, le programme se déroule en alternant standards flamboyants propices aux solos les plus débridés (On Green Dolphin Street, Woodyn’You), ballades capiteuses offrant au saxophoniste l’espace idéal où faire admirer la splendeur de sa sonorité et la puissance lyrique de son chant (The Shadow of your Smile, Once Upon a Summertime) et compositions amenées par Gary Burton (The Singing Song, Edelweiss), donnant au vibraphoniste l’occasion d’exprimer la finesse de son univers harmonique… Surgissant au milieu du répertoire une version échevelée du standard d’Antonio Carlos Jobim & Vinicius de Moraes O Grande Amor vient subtilement annoncer la couleur résolument bossa nova que prendra la seconde partie du concert avec l’arrivée sur scène d’Astrud Gilberto en invitée exceptionnelle.
Là, dès les premières mesures de Samba de uma nota so de Jobim la magie des retrouvailles opère ! Comme si le temps s’était arrêté, la délicatesse hésitante de la voix blanche d’Astrud, sertie dans les sonorités embuées et irisées du vibraphone de Gary Burton et magnifiée par les contrechants aériens du saxophone de Stan Getz, retrouve la fraicheur et l’innocence du mythique enregistrement de 64. Déclinant les séductions de leur univers poétique en une suite savamment composée de standards de la bossa nova (Você e eu de Gilberto Gil, Corcovado et The Girl from Ipanema de Jobim) mêlés à quelques compositions plus “jazz” dans leur forme comme dans leur esprit (Jive Hoot de de Bob Brookmeyer, les standards sentimentaux The Shadow of your Smile et It Might As Well Be Spring), Astrud Gilberto et Stan Getz avec pudeur, délicatesse et une joie de jouer communicative, parviennent constamment à éviter de donner l’impression de revenir sur leur pas — “donnant corps” au présent et comme si c’était la première fois, à cette musique sensuelle, légère et mélancolique, fruit de leurs amours métisses. »
- Você e eu (Eu e voce)
- Corcovado
- The Telephone Song
- It Might As Well Be Spring
- The Girl From Ipanema
Stan Getz (saxophone ténor)
Astrud Gilberto (voix)
Gary Burton (vibraphone)
Chuck Israels (contrebasse)
Roy Haynes (batterie)
Enregistré à la Philharmonie de Berlin, le 4 novembre 1966