Jazz Culture : « Shades » du Keith Jarrett American Quartet par Ethan Iverson
“On m'a demandé de dire quelque chose sur la musique de cet album. J'aimerais beaucoup le faire; cependant, s'il y avait des mots pour l'exprimer, il n'y aurait pas besoin de musique.” Ethan Iverson.
Après Coltrane, la musique s'est dispersée dans plusieurs directions. L'une d'entre elles est celle de Keith Jarrett, en compagnie de Charlie Haden, Paul Motian et Dewey Redman. Ils ont commencé en trio sans Redman en 1967 ; Redman les a rejoints en studio en 1971, les derniers morceaux datent de 1976. Au cours de ces neuf années, Jarrett a sorti 17 albums avec ces musiciens, un groupe que l'on a officieusement appelé "American Quartet" pour le distinger du quartet "européen" (ou "scandinave") de Jarrett avec Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christensen.
Shades (1975).
(****) - Shades of Jazz. Un putain de classique. Tout d'abord, l'air est hilarant, une sorte de "mauvais" regroupement de l'harmonie standard du jazz. C'est le Old Rag de Jarrett qui a grandi. Le solo de piano est sur ces mêmes accords - plus ou moins. Après toutes ces années, je ne suis pas totalement sûr qu'il y ait une forme qui se répète précisément, peut-être que Haden annonce simplement des mouvements profonds.Un peu plus loin, Redman a son mot à dire, et la forme s'ouvre définitivement. Que ce soit avec Ornette Coleman, Keith Jarrett, ou Old and New Dreams, Dewey Redman et Charlie Haden improvisent ensemble sur une même harmonie et un même tempo, c'est la plus haute expression de l'intuition et de l'écoute. Il convient également de saluer Paul Motian, qui n'a plus besoin de se considérer comme prenant la suite de Ed Blackwell lorsqu'il joue dans ce style avec Haden et Redman. Motian peut désormais s'asseoir à côté de Blackwell.
(****) - Southern Smiles. Sur le LP, il y a un passage rapide à la chanson suivante, un effet spécial que je n'ai pas aimé depuis plus de 30 ans. Cependant, "Southern Smiles" est l'un des meilleurs titres folk-rock-gospel de Jarrett, joyeux et sans retenue. Superbe solo de piano, lyrique et libre, à peu près à l'intérieur des changements. Redman adopte une approche différente, en proposant un solo intense qui fait un peu abstraction des accords de Jarrett. C'est "faux" mais tellement juste. Haden réussit presque le même effet dans le solo de basse.
Là encore, là où les Scandinaves jouent la musique de Jarrett "telle quelle", les Américains - surtout Redman et Haden - essaient d'effacer l'esthétique douce et fragile de Jarrett en jouant avec la mélodie. L'effet est sublime.
(****) - Rose Petals. Oh, mon bébé. Qu'est-ce que tu me fais ? Les compositions de Jarrett sont franchement un fourre-tout. Je n'ai jamais compris les gens qui disaient qu'il était un grand compositeur. Je veux dire, par rapport à qui ? Thelonious Monk ? Ornette Coleman ? Jerome Kern ? La principale force de Jarrett était d'être un improvisateur, pas un compositeur. La plupart des pièces de Jarrett sont des passerelles vers le style, meilleures que la moyenne des musiciens de jazz de deuxième catégorie, mais pas beaucoup plus ; leur qualité de niveau "B" est sûrement la raison pour laquelle Jarrett a finalement consacré son énergie créative à des standards en trio ou à des concerts solo totalement improvisés. La main de Dieu a tapoté l’épaule de Keith Jarrett et lui a fait presque tous les cadeaux sauf deux : l'humilité et la capacité d'écrire un tas d'airs mémorables.
Cependant, le meilleur de ce que Jarrett a produit à l'origine est arrivé. Les airs de cor les plus dignes d'intérêt sont entendus lors de ces sessions d'Impulse 75. Rose Petals ne nécessite aucune défense : La mélodie d'ouverture est parfaite, un mélange de majestueux et de croustillant. Oh bébé, qu'est-ce que tu me fais ?
(Branford Marsalis, Kenny Kirkland, Bob Hurst et Jeff Watts ont enregistré une version de 11 minutes de Rose Petals en 1990).
(****) - Diatribe. Les chefs-d'œuvre se poursuivent avec le groupe à son apogée. Haden fait tout avec l'archet, et la section de percussion élargie est fantastique. Jarrett se trémousse : il est tellement plus doué qu'au début, les hauteurs de son sont plus contrôlées, les phrases s'enchaînent. Et Dewey Redman est là, criant à travers son sax. Tout ce que joue Redman lie le blues le plus profond à l'avant-garde la plus ésotérique.
(d'après le
blog de Ethan Iverson - traduction E. Lacaze / A. Dutilh)
Plus de 40 ans après la première parution du légendaire coffret vinyle “Sun Bear Concerts” de Keith Jarrett, ECM présente une édition en fac-similé authentique, reproduite à partir des bandes analogiques originales. Parution le 19 février.