Jazz Culture : Steve Coleman parle de Charlie Parker

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Jazz Culture : Steve Coleman parle de Charlie Parker

Charlie Parker
Charlie Parker
© Getty - Michael Ochs Archives

Interviewé par Ted Panken, Steve Coleman se livre sur son site m-base.com au fameux exercice de The Dozens. Appliqué cette fois à Charlie Parker, analysé sur douze sommets.

The Dozens, sur le site M-Base :

La musique de Charles Parker Jr. - ainsi que celle de nombreux autres musiciens - est probablement celle qui a le plus d'influence sur ma propre musique. Je considère Parker comme un compositeur majeur, bien qu'il soit avant tout un compositeur spontané. Ses compositions écrites étaient principalement des points de départ pour ses jaillissements spontanés. Charlie Parker était également quelqu'un dont la fonction serait analogue au rôle de maître tambourinaire dans les sociétés traditionnelles d'Afrique de l'Ouest. Pour moi, Charlie Parker a traduit cette combinaison d’idées en quelque chose qui reflète la vie, du point de vue de l'expérience afro-américaine au 20e siècle, via un style qui est une version sophistiquée du blues. Beaucoup d'autres, John Coltrane par exemple, ont contribué à l'expression de cette musique de transition sur les plans technique, intellectuel et spirituel.

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Je reçois beaucoup de ce que j'appelle des micro-informations de la part de Charlie Parker. Il y a beaucoup d’éléments techniques comme des mouvements et des progressions mélodiques, etc... Mais il y a aussi les aspects de langage dans sa musique, plus le contenu émotionnel et spirituel. En étudiant l'histoire du développement de cette musique, on peut glaner beaucoup d'informations sur le monde naturel ainsi que sur la nature humaine en général. Cette histoire a déjà été racontée à de nombreuses reprises ; les contextes peuvent être différents, mais c'est la même histoire.

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À mon avis, la caractéristique de loin la plus importante du langage musical de Bird est l'aspect rythmique, en particulier son phrasé et son timing, non seulement dans son propre jeu mais aussi l’interaction avec la dynamique de musiciens tels que Max Roach, Roy Haynes, Bud Powell, Fats Navarro, Dizzy Gillespie et d'autres. On a beaucoup plus écrit sur les aspects harmoniques du langage musical de Bird, mais l’essentiel de cette conception harmonique était déjà présente dans la musique des pianistes et saxophonistes de l'époque précédente, avant que Parker n'arrive sur la scène. Entre autres, chez les pianistes Duke Ellington et Art Tatum, ainsi que chez les saxophonistes Coleman Hawkins et Don Byas. Ils ont démontré une maîtrise déjà assez sophistiquée de l'harmonie. Presque tous les enregistrements de Tatum démontrent un langage harmonique qui rivalise avec celui des musiciens de l'époque de Charlie Parker. En outre, on pourrait se pencher sur des exemples tels que la célèbre interprétation de Body and Soul de Coleman Hawkins en 1939 ou les duos du Town Hall de Don Byas avec Slam Stewart en 1945 (I've Got Rhythm et Indiana),  pour constater que nombre de ces aspects harmoniques étaient déjà assez développés. Dans les enregistrements de Byas, nous voyons déjà quelques indices du langage rythmique qui allait se développer pleinement dans le jeu de Parker.

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On n'a pas beaucoup écrit sur les aspects rythmiques de ce langage, et pour cause : il n'y a pas de mots et de concepts descriptifs adéquats pour ce langage dans la plupart des langues occidentales. La théorie musicale occidentale s'est développée principalement dans des directions qui sont excellentes pour décrire les aspects tonaux de la musique, en particulier l'harmonie. Cependant, le langage pour décrire le rythme lui-même n'est pas très développé, à part les descriptions des signatures temporelles et autres dispositifs liés à la notation. Mais au fil des ans, les musiciens eux-mêmes ont développé une sorte de langage d'initié, un argot informel qui permet de faire allusion à ce qui est déjà intuitivement et culturellement sous-entendu.

Les implications du phrasé de Charlie Parker ont contribué à catalyser les réponses rythmiques qui allaient finalement venir de musiciens tels que Max Roach, Bud Powell ou Fats Navarro. Bien que les aspects descriptifs de ces concepts rythmiques soient embryonnaires, nous pourrions étendre notre capacité à discuter de ce langage en nous inspirant de la perspective du langage rythmique de la diaspora africaine. Dizzy Gillespie a fait référence à la conception rythmique de Charlie Parker comme étant des rythmes sacrés, suggérant un style de jeu qui était lié à la musique entendue à l'église. Plus loin dans cet article, je pousserai cette analogie un peu plus loin en parlant du tempo ternaire par rapport au tempo binaire.

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Il existe une citation célèbre de Beethoven selon laquelle "la musique est une révélation supérieure à la philosophie". La tradition d'Armstrong, Ellington, Monk, Bird, Von Freeman, Coltrane, etc. a montré au monde entier les sommets auxquels la composition spontanée peut être portée, et cela revêt une importance capitale. En Occident, la composition spontanée particulièrement sophistiquée est devenue un art pratiquement perdu, qui n'a probablement été maintenu en vie que dans le contexte des écoles françaises d'improvisation à l'orgue (Pierre Cochereau, Marcel Dupré, etc.) et de certaines formes de musique populaire. Mais le concept de composition spontanée qui a été développé dans le continuum Armstrong-Parker-Coltrane (pour reprendre une expression inventée par Anthony Braxton) et la quantité d'informations que cette forme de composition projette (informations matérielles et spirituelles) est d'une portée stupéfiante. Cela est particulièrement vrai si l'on considère le temps relativement court qu'il a fallu pour que cette musique se développe.

Cela ne veut pas dire que les autres formes de musique n'ont pas accompli la même chose à leur manière. Mais cet article traite spécifiquement de la composition spontanée telle qu'elle s'exprime dans la musique de Charlie Parker. J'aborderai la plupart des représentations suivantes de manière assez détaillée avec une analyse technique, et je me concentrerai surtout sur les éléments rythmiques, mélodiques et linguistiques de la musique de Charlie Parker.
(traduction E. Lacaze / A. Dutilh)

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