"Je ne connais pas une forme d’art qui soit plus géniale que l’opéra", entretien avec Philippe Jordan
Par Salomé Coq, Jean-Baptiste UrbainDepuis dix ans, il est le maestro de l'orchestre de l'Opéra de Paris : Philippe Jordan est un homme rare, que Jean-Baptiste Urbain a rencontré à l'occasion d'une nouvelle production du Prince Igor de Borodine à l'Opéra Bastille, en scène jusqu'au 26 décembre.
Philippe Jordan quittera le navire de l'Opéra national de Paris en 2021, pour prendre la direction musicale du Wiener Staatsoper ; l'occasion donc, de revenir sur tout ce chemin parcouru avec l'orchestre de l'Opéra, d'une Tétralogie entamée en 2009 à une autre, nouvelle, en 2020, comme une juste manière de clôturer un cycle. Interview menée par Jean-Baptiste Urbain.
Jean-Baptiste Urbain : Bonjour Philippe Jordan, et merci de nous recevoir dans vos bureaux de l’Opéra Bastille. Cette vue superbe sur Paris, est-ce que vous allez la regretter quand vous quitterez vos fonctions à l’Opéra ?
Philippe Jordan : Oui, je crois. A l’Opéra de Vienne, je serai au deuxième étage, ce n’est pas la même chose… Elle va me manquer, cette vue formidable ; mais ça fait mal de voir Notre-Dame, c’est assez triste. Au-delà de la vue, dix ans à l’Opéra de Paris, c’est quand même une partie de ma vie passée dans cette maison magnifique, avec cet orchestre qui me tient tellement à cœur. On fait déjà un vieux couple, d’une certaine façon. On se connaît tellement bien, on peut jouer sur tous les registres, qu’ils soient musicaux ou humains ! Evidemment, ça fait mal de prendre cette décision de partir, mais voilà, la vie continue. C’est important pour moi, pour découvrir de nouvelles étapes, de nouvelles pistes, mais c’est tout aussi important pour l’orchestre, et pour le public. En dix ans de vie commune, on a fait presque tout le répertoire, on commence à se répéter…
C’est le meilleur moment pour partir, le moment où on est bien, presque trop bien : on peut se nourrir de tout cela, on peut se régaler.
Il y avait un prêtre à Ulm, où j’ai commencé, qui a dit la chose suivante à sa communauté : un prêtre ne doit pas passer plus de douze ans dans sa paroisse. C’est exactement ce que je veux faire pour l’Opéra de Paris ; je crois d’ailleurs que certains personnages politiques devraient faire la même chose…
Il y a un lien entre un homme d’église et un chef d’orchestre ?
Oui ! Mais il ne s’agit pas de sacré, c’est plutôt une question de communication. Il y a l’orchestre, le chœur, le public, et entre tout cela, on partage un message. On donne, on a quelque chose à dire, on cherche à transmettre.
Vous avez des nouveaux projets de disque avec l’orchestre de l’Opéra, avant de partir ?
Oui, nous sommes de plus en plus dans le répertoire russe. Nous avons fait ce cycle Tchaïkovski, qui a donné lieu à un DVD de notre série de concerts. Et justement, nous jouerons Roméo et Juliette à la Philharmonie dans une semaine, cette suite de Prokofiev dont nous voudrions faire un disque. Certes, il y a déjà beaucoup d’enregistrements de Roméo et Juliette, mais cet orchestre mérite de faire aussi un disque là-dessus. D’abord parce qu’il y a entre la musique russe et la musique française un lien très fort. Voyez Tchaïkovski ! Ensuite parce que la moitié du travail de cet orchestre, c’est le ballet : ils ont une connaissance plus intime de cette partition qu’un orchestre symphonique. Non seulement ils la jouent plus souvent, mais surtout, ils la jouent en contexte, avec le contenu sémantique du ballet. Avec ce disque, je suis persuadé que cet orchestre peut apporter un éclairage particulier à cette musique.
A propos de musique russe, vous êtes en plein dedans : l’Opéra Bastille accueille une nouvelle production du Prince Igor de Borodine, sur une mise en scène de Barrie Kosky. On entend souvent les Danses polovtsiennes, issues de cet opéra, mais qu’en est-il du reste de l’œuvre ?
Cet opéra est très peu donné, pour plusieurs raisons. Le fait de jouer les grands opéras russes, d’abord, est assez récent_. Boris Godounov, Eugène Onéguine_, d’accord, mais pensez à La Dame de Pique : on le joue beaucoup moins. Or, il ne faut pas oublier qu’en Russie, Le Prince Igor est l’un des opéras les plus joués ! C’est une œuvre extrêmement russe. Comme dans Boris Godounov, il y a tout cet aspect lié au contexte politique : le tsar, dans Boris ou dans le Prince Igor, c’est le même ; sans compter la question de la misère, de la guerre, des famines… Le folklore russe y est très présent, de même que l’aspect exotique des cultures voisines : le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et le Pakistan ne sont pas loin de la Russie. Ces cultures que voit le Prince Igor sont très importantes pour la culture russe ! Et puis j’ai tout de suite accepté de faire cet opéra parce que j’en ai un souvenir de jeunesse très marquant. C’était au festival de Zurich, j’avais entre 14 et 15 ans ; le Kirov était venu jouer Eugène Onéguine et Le Prince Igor. J’ai été bouleversé. Je me souviens avoir admiré le chef, alors encore tout jeune : il s’appelait Valery Gergiev…
Et qu’est-ce qui vous intéresse musicalement dans cet ouvrage ? S’agit-il du fait que la partition sollicite beaucoup le chœur ?
Oui. Comme dans Boris Godounov, le chœur n’est pas seulement cette masse qui commente l’histoire : il en est un véritable protagoniste, comme bien souvent dans les opéras russes. Le peuple russe a eu beaucoup d’importance dans les œuvres, particulièrement avec la montée du nationalisme et le Groupe des Cinq. Au-delà de ça, c’est aussi un très bel opéra, plein d’invention, de mélodies… et d’une certaine nostalgie, que j’adore, nostalgie de l’identité russe, de l’exil, du fait de toujours aller chercher plus loin. Dans cette perspective, il est important de comprendre ce qui se passe autour de l’opéra : Borodine était chimiste et professeur, et n’avait pas tellement le temps de s’occuper de musique. Il est mort avant d’achever l’opéra, mais la majorité en était écrite. Et l’orchestration de Rimsky-Korsakov, pleine de richesse, m’intéresse beaucoup.
Quels sont les écueils à éviter dans cette musique ?
Oh, il est encore trop tôt pour le savoir… Mais dans la mesure où l’opéra n’est pas achevé, il y a inévitablement des problèmes dramaturgiques : il faut trouver la grande ligne, que je ne suis pas certain de cerner. C’est ce qu’on cherche avec cette mise en scène ; on se régale beaucoup avec Barrie Kosky ! Pour l’instant, on ne joue pas le troisième acte, parce que la musique n’est pas de Borodine, et puis ce serait bien trop long : à la place, nous jouerons l’ouverture.
Le quatrième acte est aussi un peu fragmenté, mais enfin, c’est quand même de la très belle musique. Et nous avons la chance, pour cette production, d’avoir de magnifiques voix. Ils sont tous au niveau ! Malheureusement je ne comprends rien : j’attends encore une année sabbatique pour apprendre le russe !
Le Prince Igor, c’est aussi à voir au cinéma le 25 décembre. Ce succès de l’opéra au cinéma, c’est quelque chose auquel vous êtes sensible ?
Je n’oserais donner mon jugement à ce propos, parce que je n’ai encore jamais assisté à un opéra au cinéma, mais on m’a dit que ceux qui y vont ont vraiment une impression de live. Si cela amène plus de monde à l’opéra, alors c’est une bonne chose.
Que diriez-vous à ces mélomanes qui n’osent pas aller à l’opéra, qui auraient peur du prix, par exemple, ou du fait de ne pas être habillés comme il faut ?
Il n’y a pas que des places très chères ! N’oublions pas que Bastille a été construit dans une optique démocratique : même les places les moins chères ont une bonne vue, et offrent une excellente acoustique. Si j’achetais des places pour voir un concert, très sincèrement, j’irais là-haut.
Bastille, ce n’est pas non plus le lieu pour être habillé comme au gala ; on peut y aller comme on va au cinéma.
Il faut oser, il faut le faire, j’ai tant d’amis qui ne sont pas du tout dans la musique, et qui, une fois qu’ils sont allés à l’opéra, ont été bouleversés. Alors il faut faire cet effort. Tout marche ensemble à l’opéra, la mise en scène, les costumes, la musique… Je ne connais pas une forme d’art qui soit plus géniale que l’opéra.
Il arrive que certaines mises en scène se mettent au-dessus de la musique, écrasent la musique : en êtes-vous agacé ?
Oui, complètement, et de plus en plus. La mise en scène est un sujet très compliqué. J’ose le dire, j’ai rarement vu des spectacles avec une mise en scène à la hauteur de la musique, où les deux se rencontrent. Je citerais Les Maîtres Chanteurs avec Barrie Kosky, une des rares occasions que j’ai eue de voir les deux côtés, musique et mise en scène, s’enrichir mutuellement. Il y a eu, également, Moïse et Aaron, mis en scène par Roméo Castellucci : c’était une œuvre d’art. La rencontre d’un grand artiste avec un chef d’orchestre, une équipe musicale, un chœur… Mais il est effectivement très compliqué d’avoir une mise en scène forte, et ce n’est pas une question de mise en scène « traditionnelle » ou « moderne ».
Une bonne mise en scène, déjà, c’est du théâtre qui raconte quelque chose, et qui, bien sûr, respecte la musique.
Peu de metteurs en scène respectent vraiment la musique. D’ailleurs, il ne faut pas non plus doubler la musique, ou aller contre. Or, je vois beaucoup de mises en scène qui vont contre la musique, et j’en souffre beaucoup.
Vous avez dirigé votre premier concert avec l’orchestre de l’Opéra il y a dix ans. Comment cet orchestre a-t-il évolué avec vous ?
Cet orchestre a toujours été fabuleux, mais je crois que sa discipline intérieure marche mieux. C’est comme une horloge qu’il fallait un peu régler, dépoussiérer, si vous voulez. Je crois aussi que ce qui était important pour moi, c’était que leur son français demeure et s’épanouisse : ce son plein de transparence, de lumière, ce sens des couleurs qu’ils ont toujours eu. L’idée a été d’aborder chaque répertoire plus clairement, en installant notre façon de jouer.
C’est aussi pour cela que vous tenez tant à faire des concerts symphoniques, parallèlement à l’opéra ?
C’est très important, oui : si un orchestre d’opéra ne joue pas les neuf symphonies de Beethoven, soit la base de l’orchestre, comme Le clavier bien tempéré pour un pianiste, alors il lui manque quelque chose. Aussi, n’oublions pas qu’à l’opéra un spectacle dure normalement trois heures : si quelque chose ne marche pas parfaitement, une nuance, une transition, ce n’est pas si grave. Il y a tellement de hasards à prendre en compte dans un spectacle… En revanche, dans une symphonie, il n’y a que la symphonie : il faut que tout soit parfait, de la première à la dernière mesure. Mais je dirais la même chose pour un orchestre symphonique : s’il n’a jamais joué Tristan und Isolde, par exemple, il lui manquera une certaine flexibilité, la capacité d’écoute du chanteur. Il faut faire les deux.
Vous avez cité le Ring de Wagner, ce sera le grand projet de l’année prochaine, entre avril et décembre, sept ans après une précédente production. Pourquoi ce Ring ?
Nous avions commencé avec un Ring, qui avait bénéficié d’une grande reprise en 2013 ; Stéphane Lissner et moi étions bien d’accord sur le fait qu’il fallait en refaire un. Outre cela, une maison d’opéra a besoin de jouer cela régulièrement, ça ne se joue pas en one shot ! En Allemagne on le joue chaque année, de même à l’Opéra de Vienne. J’espère bien que ma vision a changé, oui, d’autant plus que je connais beaucoup mieux la façon dont on joue à Bayreuth. Là-bas, par exemple, les tempi ne sont jamais trop lents : certes, on aime se baigner dans le son magnifique de Wagner, mais lui-même a toujours insisté sur l’importance de rester dans le dialogue, dans le tempo parlé, et non chanté, de la langue. Par ailleurs, à Bayreuth, la fosse est couverte : avec un tempo trop lent, on perd de l’énergie. De même, on ne peut pas jouer sur des tempi trop rapides : on n’entendrait alors plus les détails, qu’il faut se donner le temps de prononcer. Bayreuth, ainsi, donne une autre vision du relief de l’orchestration. Je n’irai pas jusqu’à affirmer que j’ai une nouvelle lecture de la Tétralogie, mais tout cela m’a beaucoup apporté.
Vous dites toujours que vous n’êtes pas un spécialiste : on a quand même le sentiment qu’il y a des musiques vers lesquelles vous aimez revenir, n’est-ce pas ? Y a-t-il aussi de la musique dans laquelle vous n’êtes pas encore à l’aise ?
Oh, il y a toujours de la musique que j’espère découvrir. Si je fais beaucoup de Wagner, de Beethoven, de Brahms, c’est simplement parce qu’il s’agit d’un répertoire très central. Et plus je joue ce répertoire, plus je dois le faire évoluer. Mon père, un jour, a dit une très belle chose. Il a attendu très longtemps avant de jouer la 4e Symphonie de Brahms, disant que c’était bien trop profond pour être joué à 35 ans. Alors il l’a jouée à 58 ans, et a finalement dit que c’était mauvais, et que la raison pour laquelle les chefs la jouaient bien à 60 ans, c’était simplement qu’ils l’avaient jouée à de nombreuses reprises… D’ailleurs, Karajan dit lui-même qu’on ne commence à bien interpréter une symphonie qu’après l’avoir dirigée entre 30 et 50 fois ! Pour l’opéra, c’est plus facile, puisqu’on dirige par séries de 10 à 15 spectacles.
Pour revenir à votre question, oui, j’ai encore tellement de choses à découvrir… J’ai commencé à explorer le répertoire baroque à Vienne, avec les grandes passions, les grandes messes de Bach. Il est important de ne pas laisser ce terrain qu’aux orchestres baroques ; on a toujours peur, on ne veut pas y toucher, mais c’est notre pain quotidien ! C’est aussi notre musique, et même si on n’a pas l’habitude de jouer comme les orchestres baroques, on est quand même influencé par leurs inerprétations. D’ailleurs, les orchestres baroques jouent de plus en plus Weber, Schumann, jusqu’à Berlioz et Wagner : alors nous avons le droit, nous aussi ! Cela dit, je n’ose encore m’attaquer à Rameau, il me faudrait pour cela une autre année sabbatique. Et puis j’aimerais aussi faire plus de Liszt, un peu de Elgar, explorer tout ce grand répertoire anglais. Hélas, on ne peut pas tout faire en une vie, et je préfère pour l’instant m’occuper d’un certain répertoire, pour l’approfondir au mieux.
Vous avez dirigé la 4e de Brahms, déjà ?
Oui, plusieurs fois ! J’ose le dire !
Dix ans avec cet orchestre… Avez-vous des regrets ?
Pas du tout. Cette maison est un régal, c’est une maison complète et compliquée. Et en même temps, il y a tellement de possibilités, de potentiel, de personnes passionnées par la musique, de chaque côté du rideau, dans la salle ou sur scène. Et, bien sûr, il y a cet orchestre extraordinaire, que j’aime du fond de mon cœur, ainsi que le chœur, et les solistes magnifiques que nous avons eus – je ne peux pas tous les citer, malheureusement. Cette maison risque toujours d’être une usine tant il y a de salariés, mais elle reste un théâtre : lorsque je vais dans les ateliers, ce qui m’arrive trop rarement, je sens qu’il y a une vraie joie de travailler, que les techniciens aiment ce qu’ils font. Ce qui se passe dans cette maison, derrière la scène, c’est fabuleux. Je n’ai aucun regret.
Vous avez le temps de composer ?
Toujours pas, et certainement pas durant les cinq années qui vont suivre… Il me faut encore une année sabbatique !
Si vous deviez choisir un morceau pour se quitter, quel serait-il ?
Sans doute la Symphonie Alpestre, de Strauss. C’était notre premier disque avec l’orchestre de l’Opéra, avec Radio France. Il y a quelque chose de nostalgique dans les débuts, une certaine magie, dont je me souviens. La fin de cette symphonie, c’est peut-être le moment le plus touchant, c’est très religieux : ce n’est pas la descente de la montagne, mais la fin de la vie. C’est le moment le plus touchant, où j’ai toujours les larmes aux yeux. Avec ces gammes tombantes, à la toute fin, on s’endort, on meurt, on revient à l’essentiel…