L’émotion de la musique décryptée. D’où provient le frisson musical ?

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L’émotion de la musique décryptée. D’où provient le frisson musical ?

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Emmanuel Bigand et Marc-Olivier de Nattes interprètent un duo pour illustrer l'évocation des émotions en musique (Photo : Suzana Kubik)
Emmanuel Bigand et Marc-Olivier de Nattes interprètent un duo pour illustrer l'évocation des émotions en musique (Photo : Suzana Kubik)

Pour la deuxième année consécutive, Radio France organise un cycle de conférences et débats autour de la thématique « Musique et cerveau » . Pour la première journée du samedi 5 mars, les chercheurs se sont penchés sur la question de l’interprète et de l’auditeur par rapport à l’émotion musicale.

Qu’est-ce que l’émotion musicale ? Cette question était au cœur de la première journée des conférences/débats « Musique et cerveau » que Radio France accueillait entre ses murs ce samedi 5 mars 2016. Après une première édition l'année dernière qui a réuni les spécialistes autour des thématiques de la mémoire, de l’apprentissage et de la santé, cette première journée inaugurait une réflexion sur les liens entre la musique et les émotions, la créativité et le futur.

Quels sont les mécanismes cérébraux impliqués dans une expérience musicale ? Les émotions que suscite la musique sont-elle universelles ? Quel est le secret du frisson musical ? Telles étaient les questions abordées respectivement par Hervé Platel, professeur en neurosciences à l’Université de Caen, Katell Morand, maître de conférences en ethnomusicologie à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense et Emmanuel Bigand, professeur de psychologie cognitive à l’Université de Bourgogne. Cette année encore, un musicien s'est joint aux scientifiques (musiciens amateurs de haut niveau, pour la plupart ! ) afin de contribuer au débat, avec son expérience et son instrument. C'était Marc - Olivier de Nattes, violoniste à l'Orchestre national de France, intrigué par la thématique à la fois en tant qu'interprète et pédagogue :

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« C’est un exercice intéressant pour moi en tant qu’interprète et enseignant que d’analyser mon approche à la musique que je pensais totalement instinctive. »

Comment marche notre cerveau émotionnel ?

Chair de poule, frissons, nœud dans le ventre, larmes… L'écoute ou la pratique musicale peut être la source de sensations fortes. Pourtant, l'émotion qui fait vibrer tout notre corps prend racine dans notre cerveau :

« Socialement il est de bon ton de cacher ses émotions», explique le professeur en neurosciences Hervé Platel. « La dichotomie héritée de la philosophie entre le corps et l'esprit nous a longtemps martelé que l’émotion révèle de l’animalité, de la subjectivité, et qu’elle ne représente pas le fonctionnement cognitif sophistiqué. Or, l'expérience esthétique comme l’écoute de la musique par exemple, mobilise une multitude de circuits dans différentes régions de notre cerveau dans un équilibre très sophistiqué entre les régions qui manipulent les concepts et celles qui décodent les sensations. L ’émotion est un mécanisme important dans le processus de la prise des décisions et du raisonnement; et notre fonctionnement intellectuel s’appuie sans cesse sur notre fonctionnement émotionnel. »

Et la musique est un stimuli puissant. Selon Emmanuel Bigand, 75% de témoins rapportent avoir ressenti le fameux 'frisson musical' à l'écoute d'un morceau pas nécessairement familier. « La musique pénètre dans notre corps par les voies auditives et nous sommes tout simplement obligés de donner du sens au signal sonore. Cette interprétation se fait à une vitesse extrêmement importante - 250 millièmes de seconde d'un stimuli sonore suffit à notre cerveau à se synchroniser.» Le professeur Bigand distingue pas moins de huit mécanismes de traitement d'un signal sonore impliqués pour la plupart simultanément, dont le traitement sensoriel et perceptif, entrainement rythmique, contagion émotionnelle ou jugement esthétique. Le résultat ? Une vraie tempête physiologique et biochimique : par l'effet de synchronisation, la musique peut provoquer la modification du rythme cardiaque ou respiratoire ou faire baisser ou augmenter la pression sanguine.

Elle est également à l'origine de l'activation d'un grand nombre de neurotransmetteurs responsables de notre humeur : « J’aurais du faire un slide avec les neurotransmetteurs qui ne sont pas affectés par la musique - ils auraient été moins nombreux », plaisante Emmanuel Bigand. « Nous pratiquons sans le savoir une automédication par la musique - beaucoup d'entre nous ont leur playlist pour se redonner de l'énergie ou au contraire, se calmer, se libérer du stress ou se consoler. »

"Le cerveau est la meilleure pharmacie qui soit, mais personne ne sait où est le pharmacien", Emmanuel Bigand à propos de l'impact de la musique sur les neurotransmetteurs
"Le cerveau est la meilleure pharmacie qui soit, mais personne ne sait où est le pharmacien", Emmanuel Bigand à propos de l'impact de la musique sur les neurotransmetteurs

Les qualités dynamogéniques de la musique que le professeur Bigand a appliquées dans le suivi des patients Alzheimer, qui souffrent d'une apathie totale. « Ce sont des personnes qui sont complètement éteintes. On leur a proposé des ateliers avec de la musique dynamique et du mouvement, même très longs, et ils en redemandaient, au lieu d'être fatigués, ils en sortaient en pleine forme. »

Selon certaines études, l'intensité du frisson musical pour environ 5% d'auditeurs peut être comparé à l'orgasme.

Pour en savoir la raison, sans doute dans une version simplifiée, il faut se pencher du côté de l'un des trois mécanismes fondamentaux qui influencent nos comportements de manière générale, et c'est le circuit de la récompense (les deux autres étant le circuit de la fuite et le circuit de l'inhibition.) Il s'agit, selon les scientifiques, du mécanisme qui génère du plaisir sur l'impact des stimuli biologiquement pertinents, comme la nourriture, la boisson ou le sexe, ou l'argent et le pouvoir, et qui est également à l'origine de toutes nos addictions. « Les chercheurs canadiens ont exposé les auditeurs à l'écoute de la musique ; plus ils éprouvaient du plaisir, plus ils déclaraient vouloir mettre de l'argent pour la musique, ce qui explique le mécanisme de l'addiction. Les régions cérébrales impliquées dans ce mécanisme traitent des aspects différents du stimuli sonore, mais l'anticipation et l'attente y jouent un rôle déterminant,» explique le professeur Bigand.

Autre facteur incontournable : la mémoire, comme l'a constaté Hervé Platel dans ses travaux de recherche. La perception et la mémorisation de la musique sont ses domaines de prédilection. Au cours de ses recherches sur l’impact de la musique sur la mémoire auprès des patients atteints de lésions cérébrales comme les malades Alzheimer, il a observé que les personnes âgées qui souffrent de dégradations importantes de leurs facultés cognitives au point de perdre la parole et d'avoir des facultés motrices très diminuées, peuvent encore interpréter des morceaux de musique appris dans leur jeunesse, y compris avec une agilité musculaire surprenante.

S'agit-il de la mémoire du corps ? Comme l'explique Hervé Platel, la mémoire imprime de façon plus indélébile les expériences associées à des émotions positives, au plaisir. Expériences que la pratique musicale peut "réveiller" alors que les facultés cognitives sont très dégradées.

Existe-t-il une universalité des émotions musicales ?

Mais nous ne sommes pas tous égaux devant l'expérience musicale. Comme le souligne Hervé Platel, le plaisir musical est indissociable de notre bagage culturel :

« Le jugement esthétique repose fatalement sur la convergence d’un état émotionnel et des représentations en mémoire des expériences passés. La mémoire, le système des valeurs, les références culturelles seront mobilisées lors de l'exposition à une expérience sensorielle ».

Autrement dit, un auditeur occidental ressentira probablement du plaisir en écoutant un raga indien, mais son état émotionnel ne sera pas le même que celui d'un auditeur initié.

Justement, existe-t-il une universalité de l'émotion musicale ?

La perception de la musique dans sa dimension esthétique reste étroitement liée à la culture occidentale et ne doit pas être la mesure de l'universalité de l'émotion musicale, précise Katell Morand.

« La musique dans la plupart des sociétés du monde est beaucoup plus participative, elle a un rôle dans l'organisation sociale et est perçue dans son rôle de communication. La dimension esthétique est certes présente, mais elle vient surtout renforcer sa dimension sociale. »

Cycle Musique et cerveau : Emmanuel Bigand et  Katell Morand pendant le débat (Photo : Suzana Kubik)
Cycle Musique et cerveau : Emmanuel Bigand et Katell Morand pendant le débat (Photo : Suzana Kubik)

Pour les populations Amhara d'Etiophie qu'elle a étudiées, la musique est un puissant exutoire des émotions fortes, mais aussi un vecteur déterminant de l'organisation de la société.

« Lorsqu'on cherche à savoir le ressenti des populations venant des autres cultures à l'écoute de la musique, les termes qu'ils emploient pour les décrire sont rarement les mêmes, à savoir la joie ou la tristesse. On aura beaucoup plus souvent des termes que l'on a du mal à traduire, d'ailleurs, et qui vont au-delà d'une émotion primaire. Les mots qui impliqueront une valeur morale et un type de rapport à l'autre.»

La musique est en même temps un soutien important de l'histoire d'un peuple dans sa dimension sociale.

La musique : le langage des émotions ?

« Ce qui est plus important pour nous chercheurs, éducateurs, thérapeutes ou musiciens, c’est que la musique est un outil de communication des émotions, un liant social », explique Emmanuel Bigand. « Les études pratiquées avec de tout petits bébés démontrent qu’après une activité musicale – une courte séquence dansée – avec une personne étrangère, les bébés cherchent le contact avec cette personne. Ce qui prouve que la musique renforce l’empathie et crée le lien social. »

La musique crée de l’empathie parmi les personnes étrangères, peut agir comme un anesthésiant de la douleur, peut ralentir le vieillissement cognitif ou agir sur les troubles du langage… Selon Emmanuel Bigand, la musique qui ne nous touche pas, n’existe pas. En même temps, parler du cerveau émotionnel, ne veut pas dire intellectualiser la perception musicale :

« Il ne faut pas dissocier le corps et le cerveau », souligne Emmanuel Bigand. «Même si l'on a l'impression du frisson musical qui nous prend au tripes, cette sensation naît dans notre cerveau. Cependant, dans le travail que nous faisons avec les musiciens pour augmenter leur expressivité, nous travaillons notamment sur la posture et sur le geste, nous ne passons pas par la verbalisation pour autant. Le cerveau émotionnel, c'est un tout, indissociable et très sophistiqué, et la musique est une des rares activités qui mobilise à la fois notre intelligence affective et notre intelligence cognitive. »

Prochaine conférence : samedi 4 Juin 2016 - Créativité, cerveau et musique

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