L'Ensemble Intercontemporain à l'avant-garde depuis 40 ans
Par Victor Tribot LaspièreFondé par Pierre Boulez, l’Ensemble Intercontemporain célèbre ce week-end ses 40 ans à la Philharmonie de Paris. Formation unique au monde composée de 31 solistes, l’EIC a sans cesse dû aller de l'avant pour défendre sa place et son rôle dans le paysage musical.
Si l'Ensemble Intercontemporain est certainement la formation de musique contemporaine la plus cotée à l'international, c'est parce qu'elle a su sans cesse s'adapter et se renouveler. Dès sa création en 1976, Pierre Boulez avait conçu l'EIC dans une forme hors norme et avait su convaincre les pouvoirs publics de mettre les moyens nécessaires afin de défendre la musique de demain. 40 ans plus tard, le résultat est bien là. La santé musicale de l'ensemble est excellente et le public semble suivre, alors que le répertoire défendu n'est pas toujours évident à aborder.
Mais lançons sans plus tarder le pavé dans la mare : l’Ensemble Intercontemporain a-t-il toujours une raison d’être ? Sa mission première, voulue par Pierre Boulez, était de défendre la musique de création et la musique du XXe siècle, mais l'EIC n’est plus seul dans la bataille. De nombreux ensemble et orchestres symphoniques se sont eux aussi adaptés à l’évolution du paysage musical, et ne se contentent plus de présenter le large répertoire classique et romantique. La création y est de plus en plus abordée, le répertoire de l’Ecole de Vienne, cher à Boulez et à l’EIC, souvent proposé. La force principale qui fait que l'Ensemble Intercontemporain est unique et doit poursuivre sa mission, c'est l'incroyable qualité de ses musiciens et les statuts uniques dont ils disposent. 31 solistes de haut niveau pour former un solide ensemble flexible et adaptable à toutes sortes de dispositions. Hervé Boutry assure la direction générale depuis 22 ans et rappelle que « c’était l’idée de Pierre Boulez, d'avoir une conjonction de 31 solistes, 31 personnalités fortes plutôt qu’un ensemble préformé dans lequel se seraient glissés des musiciens. C’est un fonctionnement courant dans la musique de chambre mais beaucoup moins pour la musique dirigée. Chaque membre étant soliste, nous avons une qualité d’interprétation sans égale dans ce répertoire ».
Un constat que le directeur de l'EIC dresse régulièrement lorsqu'il écoute d'autres ensembles jouer Berg, Webern ou Boulez par exemple. Des ensembles qui peuvent regrouper plusieurs musiciens de haut niveau, jouant dans les rangs des plus grands orchestres européens mais qui sont « loin d’avoir la qualité acceptable que nous aurions tolérée chez nous, estime Boutry_. Et c’est tout à fait normal puisqu’ils n’ont pas l’expérience et le mode de fonctionnement que nous avons. Je suis capable de l’entendre parce que c’est mon métier et que c’est une musique que je connais par cœur. Ce n’est malheureusement pas le cas du grand public qui pour certains entendent cette pièce pour la première fois. Et cela ne va certainement pas aider à faire aimer la musique contemporaine »._
Et c’était principalement pour cela que Boulez voulait créer l’Ensemble Intercontemporain. Il en avait assez que des œuvres complexes soient jouées de façon caricaturale, voire avec des erreurs. Il fallait se donner les moyens d’offrir aux musiciens un cadre de travail digne de ce nom. C’est ce qui explique le mode de fonctionnement si particulier de l’EIC, un ensemble composé de 31 solistes et non pas de musiciens d’orchestre. Chacun a le talent et la capacité de jouer seul sur scène, d’accompagner les autres, ce qui permet une grande souplesse dans l’éventail des œuvres jouées et commandées. Mais, cet effectif peu banal peut aussi poser quelques problèmes en matière de relations humaines, reconnaît Pierre Strauch, violoncelliste de l’EIC depuis 1978. « Nous sommes dans le compromis permanent. Les solistes de l’EIC ont des égos plus ou moins prononcés et il est parfois compliqué de ménager les susceptibilités de chacun. Il n’y a pas de solution miracle. C’est simplement le respect mutuel et l’acceptation de certaines règles qui fait que ça n’implose pas ».
Si Pierre Strauch se montre optimiste sur l’avenir de l’Ensemble Intercontemporain et dans sa faculté à se renouveler, il sait également que sa plus grande faiblesse est justement cette spécificité de l’effectif des musiciens. « C’est le plus grand danger qui nous guette. Si on laisse les égos prendre trop de place, nous pourrions risquer de mettre en péril ce formidable outil pour défendre la musique contemporaine, prévient le violoncelliste. En quarante ans, les mentalités ont beaucoup évolué au sein de l’EIC. Il y avait des choses qui ne se discutaient pas et qui sont remises en cause désormais. La rigueur et le souffle inspirant de Boulez ne sont plus forcément au cœur des priorités… Mais quand on est un ancien, on parle comme un vieux con (rires). Entre anciens, on se lance parfois des regards un peu mélancoliques quand on entend certaines réflexions. Il faut accepter que les choses changent, et c’est ce qu’aurait voulu Boulez ».
Après presque 40 de carrière au sein de l’EIC, Pierre Strauch est un témoin privilégié de l’évolution de l’ensemble. Il a connu la rigueur et l’intransigeance de Boulez en termes de choix de répertoire et d’interprétation, puis l’ouverture du répertoire amenée par les différents directeurs musicaux. « C’est dans l’ère du temps et c’est aussi inévitable pour assurer la survie d’un ensemble comme le nôtre, nous abordons des styles musicaux de plus en plus variés. Avant l’arrivée de David Robertson en 1992, nous ne jouions pas de pièces du courant minimaliste américain, par exemple. Désormais, ce sont des classiques de notre répertoire ».
De son côté, Nicolas Crosse, contrebassiste, fait partie des derniers musiciens à avoir intégré l’EIC. Il n’a pas vraiment connu Boulez qui était déjà fatigué par la maladie lorsqu’il a été intégré mais il sent que son message perdurera bien après sa mort. « La dernière fois que je l’ai vu, c’était à Lucerne pendant une réunion. Il n’était pas en forme du tout et semblait éteint. Pendant un court instant, il a repris des forces et nous a fait un discours très bref en concluant par : « faites la révolution ». Cela voulait dire, faites tout ce qui est possible pour aller de l’avant, faites bouger les cadres, les institutions » se souvient Nicolas Crosse.
Le contrebassiste estime qu’en la matière, il y a encore beaucoup à faire, à explorer. Nicolas Crosse rêverait de pouvoir travailler les concerts avec un ingénieur lumière, par exemple. « C’est tout simple mais ça peut tout changer. Le moindre concert de rock ou de rap a des effets lumières incroyables, des projections, du mapping 3d, etc. La scène éclairée plein feux pendant tout le concert, c’est vraiment devenu ringard. Il faut bousculer la tradition. Mais nous ne sommes pas assez impliqués dans le processus de programmation » estime-t-il. « Nous, les musiciens, avons des idées et je crois qu’il est temps qu’on nous écoute davantage ».
Gérer l’après-Boulez
Même si Boulez avait tenu dès 1978 à confier la direction musicale de l’ensemble à un directeur musical, son charisme planait toujours au-dessus de la formation. La question de l’après-Boulez s’est donc posée très tôt confie Hervé Boutry. « Quand je suis entré à l’Intercontemporain il y a 22 ans, nous nous préparions déjà à ce moment. Et nous en parlions avec lui d’ailleurs. Boulez a tout fait pour que cet ensemble lui survive. Il y a quatre ans, lorsque sa santé a commencé à se dégrader, il n’était déjà plus là. Mais c’est vraiment partir de janvier 2016, après sa mort que la perception du rôle de l’Intercontemporain a changé ».
Ce n’est donc pas un hasard si Matthias Pintscher a été choisi en 2013 pour assurer la direction musicale. Qui de mieux placé qu’un compositeur – chef d’orchestre pour assurer la transition de l’après-Boulez et faire face aux importants changements structurels que devra affronter l’ensemble. Boulez lui-même l’a souvent répété à Pintscher « changez tout, soyez différent ». Une mission qu’il semble réussir à la perfection tant l’EIC montre d’importants signes d’ouverture ces dernières années. « Dans cette phase post Pierre Boulez, il me semble important de continuer l’élargissement de notre répertoire. Nous devons montrer la grande diversité de ce qui se passe actuellement dans le monde musical. Et ce n’est pas nécessairement selon mon choix personnel, c’est une obligation » explique le chef allemand.
Sa mission principale en tant que directeur musical est de tout faire pour que le répertoire musical que défend l’Ensemble Intercontemporain rencontre le public. Si Pintscher a décidé d’augmenter le nombre d’ateliers pédagogiques pour tenter de désacraliser une musique qui peut parfois faire peur, il a également choisi de faire confiance à l’intelligence émotionnelle des spectateurs. « Il faut arrêter d’essayer de comprendre la musique. Moi, je ne comprends pas les symphonies de Schubert par exemple. Il faut se laisser plonger dans ce paysage que les musiciens créent devant vous ».
Matthias Pintscher y va également de sa métaphore gastronomique pour expliquer ce dont il rêve dans le rapport du public à la musique contemporaine. « Lorsqu’on vous conseille un bon restaurant, vous n’y allez pas pour ce qu’il y a précisément d’inscrit sur le menu. Vous y allez parce que vous savez qu’on y sert une cuisine de qualité. Je rêve du jour où l’on pourra faire la même chose avec l’EIC. Nous pourrions imaginer des concerts surprise, sans savoir à l’avance ce qu’on y jouera. Après plus de trois ans, à la tête de cet ensemble, je suis toujours bluffé par l’excellence et le niveau d’implication des musiciens ».
Satisfactions et incertitudes
L’Ensemble Intercontemporain est en excellente forme musicale et créatrice. Les 31 solistes atteignent des sommets de virtuosité et de sensibilité. La formation donne une soixantaine de concerts par an dont près de la moitié à l’étranger. Chaque année, plus de cinquante programmes différents sont donnés pour un nombre de spectateurs compris entre 35 000 et 70 000. Malgré cela, il n’en va pas de même pour l’aspect financier. Le désintérêt croissant des décideurs politiques pour la musique contemporaine a obligé l’ensemble à prendre des mesures drastiques pour assurer sa survie. « Actuellement, nous devons nous battre deux fois plus qu’avant pour réussir à faire des choses. Il faut sans cesse réactualiser notre projet pour qu’il reste aux avant-gardes » analyse Hervé Boutry.
Deux tiers du budget proviennent des subventions (principalement du ministère de la Culture et de la ville de Paris), le tiers restant de la billetterie. « Jusqu’en 2010, nous avons été très bien soutenus par les pouvoirs publics. Mais depuis que la crise est passée par là, les choses ont changé. Les subventions sont stagnantes depuis 7 ans mais nous avons environ 45 personnes employées en CDI et leur salaire est indexé sur l’évolution du coût de la vie. Le problème c’est que nous n’arrivons plus à vendre nos concerts au même prix qu’il y a quelques années » regrette le directeur général. L’Ensemble Intercontemporain a alors fait ce que font tous ceux qui refusent de baisser les bras : des efforts. « Nous avons éliminé toutes les marges de manœuvre, explique Hervé Boutry. Nous n’avons plus que le strict nécessaire pour continuer. Nous sommes donc arrivés à un stade où si rien ne bouge, nous allons devoir nous attaquer à la substance de l’EIC ».
L’équipe administrative a été réduite après le départ de trois personnes en licenciement économique et le budget communication a été sérieusement amputé. La direction se demande si elle ne va pas devoir réduire les heures de travail des musiciens pour pouvoir continuer, réduire le nombre de concerts et revoir à la baisse les projets importants.
L’EIC apparaît plus que nécessaire et vital en cette période cruciale de recherche de sens. C’est certainement par et dans l’art que nous trouverons des réponses, des instants hors du temps et c’est le cœur de ce beau projet voulu par Boulez à la fin des années 1970. Parmi les nombreuses archives mises en ligne sur le site spécial eic40.com, Michel Tabachnik, premier directeur musical de l’EIC nous y apprend la signification du préfixe « inter ». Cela ne voulait pas dire « international » comme on peut le penser mais « interdisciplinaire » ou « interartistique ». Dès le début, Boulez avait pressenti ce besoin de se faire rencontrer différents arts : la danse, la peinture, le théâtre, etc. Un besoin qu’il faut soutenir et encourager puisqu’il constitue certainement un des meilleurs moyens de raccrocher la musique dite contemporaine dans son temps.