Espèces protégées et facture instrumentale est une histoire longue de plusieurs siècles. Les fabricants d'instruments sont-ils soucieux de la protection de l'environnement? Lumière sur un secteur en pleine mutation.
Écaille de tortue, ivoire, palissandre, ébène, acajou… Les instruments de musique sont souvent fabriqués à partir de matières premières protégées. Elles peuvent concerner des pièces fonctionnelles sur les instruments à cordes pincées ou frottées, jusqu'au corps même de l’instrument, comme c'est le cas pour les clarinettes, les hautbois, ou les baguettes de l’archet.
Depuis 1975, la Convention sur le commerce international des espèces de la faune et de la flore sauvages menacées d'extinction (CITES) réglemente le commerce international des espèces menacées ou en voie de disparition. Les essences rares comme les bois utilisés dans la facture instrumentale, en font partie. Elles sont ainsi classées en trois niveaux de protection et soumises à des restrictions de vente et d’importation, aussi bien à l'état brut qu'en produit fini.
Les facteurs d’instruments sont de plus en plus souvent confrontés à la difficulté de se procurer la matière première. Les musiciens sont concernés aussi : désormais, pour traverser les frontières, leurs instruments doivent se doter d'un passeport attestant la provenance des bois rares dont ils sont fabriqués. Une réglementation nécessaire, mais pas la meilleure solution au problème, estime Coraline Baroux-Desvignes, déléguée générale de la Chambre Syndicale de la Facture Instrumentale (CSFI) :
« C'est évidemment important de pouvoir tracer la provenance des essences rares, mais cela apporte une lourdeur administrative à tout le monde, sans pour autant agir véritablement sur la préservation des espèces. »
La profession mobilisée
Si elle ne représente pas la principale menace pour les espèces protégées - la facture instrumentale ne représente qu’une partie infime de l’exploitation des essences rares - la profession est très mobilisée. Aidée par les scientifiques, elle cherche des solutions alternatives, dans d'autres types de bois ou des matériaux composites, ou encore en remplaçant le bois par des matériaux synthétiques. Une mobilisation qui, selon Jacques Carbonneaux, chargé de mission pour la CSFI, pour la CITES et vice–président de l’association des luthiers APLG (association professionnelle de luthiers en guitare), peut même servir de modèle dans l’engagement pour la protection des espèces et le développement durable :
« La facture instrumentale devrait être observée par les autres secteurs qui utilisent le bois parce que nous avons été proactifs pour trouver des solutions alternatives. Mais il ne faut pas faire n'importe quoi. Dès lors qu'on trouve un substitut technique, il faut aussi faire attention à la préservation de l'espèce et à son impact sur l'environnement. Et les réglementations européennes sur les produits chimiques, sur le nickel ou le plomb, nous obligent à être vigilants par rapport à la santé du consommateur. Donc, avant de mettre une solution de substitution en place, il faut réfléchir à tous ces aspects-là. »
Au-delà de la réglementation CITES, quelles sont les solutions à trouver ? Selon Coraline Baroux-Desvignes, il n'y a pas de réponse simple.
« En guitare il y a beaucoup d'essais qui sont faits que ce soit avec des bois locaux ou des bambous, mais pour les instruments à vents, c'est plus compliqué. L'essence utilisée pour la fabrication des clarinettes et des hautbois possède des propriétés spécifiques, comme sa densité qui assure la qualité et la longévité de l'instrument. Aucune recherche n'a trouvé à ce jour un bois qui puisse réunir les mêmes qualités. On ne peut pas toujours selon l'instrument remplacer le bois tropical par un autre bois. De toute façon, il n'y a pas une solution de remplacement. Pour certains ce sera la replantation, pour d'autres, l'utilisation des bois locaux ou des matériaux composites. Ou toutes ces solutions combinées. »
Les archetiers sentinelles
Parmi les professionnels qui ne peuvent utiliser que l'essence rare, il y a les archetiers. Les baguettes des archets français, les plus réputés au monde, sont fabriqués à partir du bois de Pernambouc ou le pau-brasil, l’arbre endémique qui pousse uniquement sur la côte atlantique du Brésil et qui est son symbole national. Menacé d’extinction par la déforestation et l'urbanisation massive, son commerce a été sévèrement restreint. Or, de son avenir dépend l’avenir même de la profession. Depuis l'an 2000, les archetiers se sont investis dans sa préservation. Réunis au sein du Programme international de conservation du pernambouc (IPCI), ils étaient précurseurs dans les actions entreprises au Brésil pour protéger et assurer le renouvellement de l'espèce.
« La toute première opération financée par les archetiers au niveau international visait à permettre à une pépinière d'une association locale au Brésil de creuser un puits qui devait irriguer les jeunes plants. C'était une action symbolique pour montrer la volonté des archetiers de sauvegarder les jeunes arbres, » raconte Arthur Dubroca, archetier parisien.
Depuis les premières actions, les archetiers réunis au sein de l'IPCI en ont développé d'autres, mais qui n'avaient pas comme seul but la culture du pernambouc pour la fabrication des archets.
« L'idée était de développer, avec les ONG et les organismes argo-forestiers locaux, les filières parallèles au pernambouc, comme la culture du cacao ou de la noix de coco, en fonction du lieu et de la demande de la population locale. Ces actions continuent, avec d'autres espèces et dans d'autres régions du Brésil. En plus de permettre la biodiversité des espèces, elles ont un volet social : on implique la population locale en soutenant en priorité les paysans sans terre et sans ressources. On leur donne de nouvelles terres et un salaire, à condition qu'ils s'occupent des plants de cacao et du pernambouc, ce qui leur permet de démarrer une activité, » explique l'archetier_._
Aujourd’hui, grâce aux initiatives de l'IPCI, 500 000 arbres ont déjà été plantés au Brésil, et la majorité des archetiers verse encore 2% de leur chiffre d’affaire pour les actions de sensibilisation et de terrain. Il faut trente ans minimum pour qu'un bois de pernambouc atteigne sa maturité. En moyenne, un archetier utilise un arbre au cours de toute sa carrière. La réserve constituée à l'heure actuelle devrait assurer l'avenir de la profession et celle du pernambouc. Un exemple que suivent désormais de nombreux facteurs d'instruments, en travaillant avec les ONG dans les pays du sud sur la replantation des ressources rares.
« La lutherie s'adapte, constate la luthière Christelle Lagarigue. Comme les archetiers avec le pernambouc, nous sommes touchés par les normes et les interdictions, ce qui est une bonne chose. Tant que ce n'est pas interdit, on continuera la surexploitation de ces arbres. Les interdictions vont nous obliger à nous réorienter et à trouver des solutions alternatives, mais je ne suis pas inquiète. C'est une manière de reconsidérer notre activité en vue des problématiques planétaire. C'est le moment d'une prise de conscience collective. La lutherie française est fleurissante, c'est de la facture haut de gamme, et pour moi un moteur formidable pour le questionnement et l'évolution de notre métier. »