L'œuvre de l'écrivain Gustave Flaubert semble peu s'intéresser à la musique. Mais cet art exerce en réalité une influence profonde non seulement sur la trame narrative de ses œuvres mais également sur le style de l'auteur.
La musique semble rarement occuper une place centrale dans l’œuvre de Gustave Flaubert. En effet, à en croire l’auteur dans son Dictionnaire des Idées Reçues, la musique « fait penser à un tas de choses. Adoucit les mœurs », et rien de plus !
Pourtant, l’art musical n’est pas sans influencer la prose et la créativité du célèbre auteur réaliste. Loin d’être un élément secondaire, la musique est non seulement au cœur de l’expression des désirs et des sentiments des personnages de Flaubert, mais elle sert également à l’auteur dans le choix des mots et le façonnage de ses phrases. La musique n’adoucit pas seulement les mœurs, mais se retrouve au contraire au cœur des fonctions narratives et sonores de l’œuvre flaubertienne.
Le destin musicalement tragique d’Emma Bovary
Nombreux sont les personnages de Gustave Flaubert qui rêvent et ressentent leurs émotions à travers la musique. Elle est le catalyseur de leurs sentiments, moyen par lequel se concrétisent leurs idées et désirs. C'est sans doute dans le chef-d’œuvre de Gustave Flaubert, Madame Bovary, célèbre roman issu du mouvement réaliste, que cela est le plus évident.
Pour Emma Bovary, la musique est d’abord une échappatoire à l’ennui, mais aussi un moyen de s'élever socialement voire de se rapprocher de ses amants. Mais c’est aussi précisément à travers la musique que l’héroïne poursuit son chemin tragique, se dirigeant de manière inéluctable vers son destin fatal.
Dès ses premières expériences musicales au couvent, la musique éveille en elle un désir d’assouvir à sa curiosité sentimentale : « À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. »
Arrive plus tard l’invitation au bal à la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers, où elle découvre pour la première fois une vie idéalisée, qu’elle se remémore par les valses et les quadrilles entendus au bal : « La musique du bal bourdonnait encore à ses oreilles, et elle faisait des efforts pour se tenir éveillée, afin de prolonger l'illusion de cette vie luxueuse qu'il lui faudrait tout à l'heure abandonner. »
Lorsqu’Emma va écouter Lucia di Lammermoor à l'Opéra de Rouen, entourée d’une bourgeoisie en représentation, elle voit dans la folie chantée par Lucia une sorte de miroir musical dans lequel elle ne peut s’empêcher de se reconnaitre : « Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoisses dont elle avait failli mourir. La voix du chanteur ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience. »
Sa relation secrète avec Léon Dupuis a lieu sous le prétexte de leçons de piano, et c’est en musique que finalement Emma Bovary rend l’âme, elle pousse son dernier soupir en entendant chanter l'aveugle à la voix rauque qu’Emma ne cesse de croiser tout au long de ses aventures extra-conjugales.
Bien au-delà d’un simple détail sans utilité de la part de l’auteur, la chanson de l’aveugle sert de rappel, comme le souligne Maitre Sénard, avocat à la défense de Flaubert en 1857, lors de son procès pour outrage à la morale publique et religieuse pour son roman :
« M. Flaubert ne fait que ce qu’ont fait Shakespeare et Gœthe, qui, à l’instant suprême de la mort, ne manquent pas de faire entendre quelque chant, soit de plainte, soit de raillerie, qui rappelle à celui qui s’en va dans l’éternité quelque plaisir dont il ne jouira plus, ou quelque faute à expier. […] Voyez, messieurs, dans ce moment suprême, le rappel de sa faute, le remords, avec tout ce qu’il a de poignant et d’affreux.
C’est l’aveugle qu’elle entend dans la rue chantant cette affreuse chanson, qu’il chantait quand elle revenait toute suante, toute hideuse des rendez-vous de l’adultère ; c’est l’aveugle qu’elle voyait à chacun de ces rendez-vous : c’est cet aveugle qui la poursuivait de son chant […] Et on appelle cela un outrage à la morale publique ! Mais je puis dire, au contraire, que c’est là un hommage à la morale publique, qu’il n’y a rien de plus moral que cela. »
Une prose rythmée par la musique
Ce n’est pas seulement dans les intrigues des romans réalistes de Flaubert que la musique a son importance, mais c'est également dans leur forme. En effet, le style de l’œuvre flaubertienne est lui-même forgé et façonné par une attention musicale unique.
Alors que l'écriture de son œuvre précédente, La Tentation de saint Antoine, fut sans grande complication pour l’écrivain, Madame Bovary est le fruit de cinq années de travail acharné au cours desquelles Flaubert a mené une recherche du « mot juste ».
Mais cette quête ne concerne pas seulement le sens du mot employé, mais également sa sonorité, sa musicalité. « Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore, soyez-en sûre », affirme Flaubert dans une lettre à l’écrivaine Marie-Sophie Leroyer de Chantepie le 12 décembre 1857.
Il mettra au point lors de ces années une technique d’écriture musicale, ou de composition littéraire, directement liée à l'acoustique du mot et des phrases, comme on peut le lire dans ses nombreux échanges épistolaires avec la poétesse Louise Colet : « Tout le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est la précision qui fait la force. Il en est en style comme en musique : ce qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son. » (Lettre écrite le 22 juillet 1852 )
L’exigence de Flaubert quant à la sonorité musicale parfaite de ses textes ralentit inévitablement son travail d’écriture, au rythme souvent de moins d’une page par jour : « Il est plus facile de devenir millionnaire et d'habiter des palais vénitiens pleins de chefs-d’œuvre que d'écrire une bonne page & d'être content de soi », écrit-il à Mlle Leroyer de Chantepie le 4 novembre 1857.
Afin de mettre ses phrases à l’épreuve, il est nécessaire pour Flaubert de les entendre. Il développe ainsi sa célèbre technique du « gueuloir », l’auteur gueulant littéralement ses phrases, au point d’en avoir les poumons en feu. Epreuve impitoyable à laquelle ne pouvaient survivre que les phrases d’une musicalité satisfaisante : « les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie », explique l’auteur dans la préface de Dernières chansons de Louis Bouilhet, publié en 1872.
Soucieux de la bonne cadence de ses phrases et de la musicalité de ses mots, méticuleux dans le choix des valeurs sonores et des inflexions mélodiques de la langue française, Flaubert parvient à forger une écriture aux mots savamment rythmés mais également remplie de pauses et de silences, créant ainsi un style d'une harmonie et d'une expressivité remarquables.
On découvre ainsi dans l’œuvre flaubertienne un fond mais également une forme musicale, une prose rythmée par la musique qui donne lieu à un style unique : « Chez Flaubert, la forme c’est l’œuvre elle-même », résume Guy de Maupassant (La République des Lettres, 22 octobre 1876).